Mon père, je désire devenir catholique

Voici le chapitre 3 du Mariage de Judith, roman écrit par l’abbé Brian Houghton.

A la fin des années 50, Judith, jeune étudiante à Oxford, d’une famille protestante mais gagnée par l’indifférence religieuse, fait la rencontre de Edward Rougham, d’une vieille famille catholique. Ayant acheté par hasard un crucifix ancien ayant appartenu à la famille d’Edward, elle se décide à assister à une messe catholique.

Nous retranscrivons ci-dessous le chapitre 3 du Mariage de Judith, qui constitue une présentation admirable – et originale ! – de ce qu’est la messe.

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3. La messe

Samedi, Judith passa une grande partie de sa journée à regarder son crucifix. Elle était sous hypnose. Il ne fallait pas se laisser influencer par les coïncidences. Elles arrivaient. Elles ne signifiaient rien. Oui, mais il était au moins étrange d’étudier l’histoire du moyen âge et de n’avoir jamais assisté à la messe. Après tout, sauf quelques monuments plus ou moins en ruines, il ne restait aucun témoin vivant qui soit parvenu de la Rome impériale jusqu’à nous, à travers tous les temps. C’était un phénomène historique unique. Elle pouvait écrire un bon mémoire sur l’histoire religieuse du XIIe siècle en Grande-Bretagne, mais elle n’avait jamais été regarder une des pièces authentiques qu’elle avait sous le nez. Cela n’avait rien à voir avec Edward. Elle était objective. Cela l’aiderait à comprendre l’histoire. Elle chercha les horaires de messes à Saint-Aloysius pour le lendemain.

Etudiante en histoire, cultivée, Judith avait des idées sur le catholicisme : l’infaillibilité pontificale, les chapeaux des cardinaux, la Présence réelle, le confessionnal, les indulgences, etc., toutes choses qui semblaient n’avoir aucun rapport avec la réalité. Mais dans la vie quotidienne, un tel savoir ne servait à rien. Pour commencer, n’ayant pas l’habitude d’aller à l’église, elle arriva beaucoup trop tôt. Il n’y avait personne dont elle puisse imiter la conduite. Que faire avec l’eau bénite ? Elle mouilla son gant puis estima que le gant devait être de trop. Elle mit sa main nue dans le bénitier en se disant qu’elle n’avait pas de serviette. Elle secoua ses doigts qui finirent par sécher. Devant le tabernacle, il fallait faire une génuflexion. Rien de difficile à cela. Si. Fallait-il plier le genou droit ou le genou gauche ? Après réflexion elle fit l’un puis l’autre. Elle se heurta alors à une difficulté insurmontable : où aller ? Au fond d’une église pleine, elle serait passée inaperçue, mais l’église était vide. Rester debout attirerait l’attention. Il n’y avait pas une colonne derrière laquelle se cacher dans ce fichu bâtiment. S’asseoir ? Mais où ? Il y avait peut-être des places réservées aux non-catholiques. Elle allait partir quand une famille fit bruyamment irruption; les parents donnèrent une pièce aux plus âgés et des bonbons aux plus jeunes. Derrière eux, un groupe hétéroclite stationnait dans la petite cour qui menait à l’église. Judith reconnut une fille de Sommerville qu’elle détestait cordialement, ce qui l’empêcha d’essayer de filer, car elle ne voulait pas lui parler. Elle suivit la famille bourdonnante et s’installa juste derrière elle.

Ce qui se révéla n’être qu’une moitié de l’assistance était entré lorsqu’une cloche tinta. Un enfant chétif fit son apparition sur la droite, suivi d’un prêtre. Judith avait vu déjà des ornements, sur des tableaux de Rubens, et des barrettes, sur des gravures du XVIIe siècle. Mais elle n’était pas préparée à l’effet irrésistible qu’ils provoquaient lorsqu’ils étaient portés par le très décharné R.P. MacEnery, de la Société de Jésus. Le prêtre donna sa coiffure à l’enfant chétif, posa ses affaires sur l’autel, tourna le dos à l’assemblée et se mit à débiter à grande vitesse d’incompréhensibles formules latines.

Judith imaginait que les catholiques avaient une grâce spéciale, un charisme – peu importe le mot – qui les rendait capables de comprendre le latin. S’ils l’avaient, ils le cachaient bien. Personne ne faisait attention au prêtre, qui de son côté de s’occupait nullement des personnes présentes.

Devant elle, les aînés de la famille bourdonnante faisaient rouler leur pièce par terre pendant que les cadets remplissaient méthodiquement de papiers de bonbons le sac de leur mère, ceux du moins qui ne faisaient pas de trapèze sur le dossier du banc. Les parents ne s’intéressaient pas à eux. Le plus jeune, toutefois réussit à attirer l’attention : ayant piqué une tête par-dessus l’épaule de son père, il reçut une bonne claque. Père et mère étaient fort occupés : il rangeait d’innombrables images dans son énorme paroissien ; elle dévidait son chapelet dans un incessant cliquetis entrecoupé de signes de croix frénétiques. Et tout autour de Judith, à ce qu’elle pouvait voir, il en allait de même.

Pourtant ces braves gens devaient avoir une vague conscience de ce qui se passait, car tous se frappaient la poitrine, se signaient, se levaient, s’agenouillaient avec un ensemble surprenant. Après cinq minutes de cette gymnastique sacrée, épuisés, ils s’effondrèrent dans leurs bancs, tandis que le prêtre remettait sa coiffure et montait en chaire. Judith se prépara à essuyer un sermon, chose dont elle avait toujours eu horreur au collège. Il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Bien qu’en anglais, à l’évidence, cela faisait partie de la liturgie : un calendrier des festivités auxquelles personne ne pouvait avoir envie d’aller, une pressante demande d’argent et un catalogue interminable de défunts obscurs pour lesquels il fallait prier. Le prêtre, ayant terminé, retourna à l’autel, non sans rendre sa coiffure à l’enfant chétif.

Là-dessus les choses semblèrent se corser. Le prêtre fourrageait dans ses affaires en silence. Chacun des enfants indociles reçut à tour de rôle une bonne gifle. Puis un mouvement se produisit. Ses études médiévales permirent à Judith de reconnaître le sanctus. Tout le monde se mit à genoux ; elle entendit craquer les vieilles jointures. Un nouveau coup de sonnette précipita le plus jeune sous son banc. Six sonneries se succédèrent pendant l’élévation : Judith savait que cela indiquait la consécration, la Présence réelle. Le silence tomba. Un silence comparable au silence originel avant même que le monde fût. C’était colossal.

Cependant tout continuait, absolument hors du monde, sans rien d’humain. Bien avant la fin, les gens commencèrent à s’en aller. Peut-être la règle voulait-elle que le prêtre soit le premier et le dernier à bord comme le commandant sur son navire. Mais Judith ne partit pas. Pour terminer, le prêtre rangea ses instruments, remit son chapeau et, précédé de l’enfant chétif, disparut comme il était venu. Les divers membres de la famille installée devant elle rassemblèrent leurs affaires en bavardant gaîment. Ils s’en allèrent. Judith resta.

C’était donc cela, la messe. Cela n’avait aucun rapport avec ce qu’elle croyait que devait être une cérémonie religieuse. Ce n’était en rien un office communautaire ; chacun semblait faire ce qui lui plaisait. Il n’était pas question de « rendre meilleur » qui que ce soit. Il n’était pas non plus question de ces prières sinistrement niaises qui la rendait enragée au collège. Elle les entendait encore : « Prions pour les Nations Unies et tous ceux qui travaillent pour la paix », « Prions pour la justice raciale en Afrique du Sud », « Prions pour que les conflits dans l’industrie trouvent une solution chrétienne », etc. Elles avaient contribué à l’indifférence religieuse de Judith au moins autant que l’influence de son père. Mais à la messe, il n’avait été question de prier pour rien ni personne sauf les quelques inconnus dont c’étaient les jours anniversaires de la mort. Non, ce n’était pas tout à fait vrai : à la fin, pendant que l’assemblée s’éclipsait, le prêtre avait récité quelques Ave Maria suivis de prières incompréhensibles.

Donc, c’était CELA la messe : la chrétienté aborigène. Judith se rassit, bouleversée. Des milliers et des milliers de gens étaient morts pour ou contre CELA.

Les guerres de religion lui avaient toujours parue incompréhensibles. Comment pouvait-on s’entretuer à cause de questions abstraites sur le rôle de la grâce et des œuvres ? Mais maintenant elle comprenait. Il ne s’agissait pas d’abstraction, de la grâce et des œuvres, mais de CELA. Les gens s’étaient battus, avaient donné leur vie pour CELA. Le reste n’était que rationalisation.

A la vive lumière de la première intuition, Judith voyait l’ensemble du problème. Ce n’était pas une question de controverse théologique. Il fallait savoir si la vie et la mort avaient un sens, si la vie était centrée sur l’homme ou sur Dieu. Elle retourna cette pensée dans sa tête, cherchant à la formuler exactement. La vie était-elle anthropocentrique ou théocentrique ? L’acte fondamental de la religion était-il d’adoration ou de demande ? La messe donnait une réponse péremptoire : c’était un acte d’adoration.

Tous ces braves gens, dont la famille à l’encombrante marmaille, ne demandaient ni la paix ni la justice, mais s’efforçaient d’adorer – peut-être inconsciemment. L’objet de leur adoration était parfaitement clair : c’était la Présence réelle.

L’évidence de la réalité de la Présence avait été un choc pour Judith. Elle avait naturellement rencontré des catholiques apparemment sensés. Mais elle n’imaginait pas un instant qu’ils croyaient réellement à la Présence réelle. Ce devait être à leurs yeux une sorte de symbole suprême, ou mieux de réalité symbolique. Sans doute en allait-il de même de la fameuse transsubstantiation. Pour un catholique raisonnable, cela devait vouloir dire qu’il y avait un changement de la signification ultime du pain et du vin ; une sorte de transsignification. Mais à l’expérience il était clair que non : l’attitude de ces pieux papistes, du cliquetis des chapelets aux images des missels, en passant par les bonbons des enfants, montrait bien qu’ils croyaient absolument à la très intimidante Présence.

Le peu d’importance du prêtre l’avait aussi beaucoup frappée. Elle croyait que le catholicisme était très clérical. Elle s’apercevait que le prêtre n’était guère qu’un artisan dont la personnalité avait beaucoup moins d’importance que celle du chapelain de son collège. Au fond, il était arrivé comme un plombier avec son apprenti. L’eau branchée, le robinet de la Vie éternelle ouvert, il était reparti emportant ses outils.

Judith s’aperçut alors que l’église était vide. Il ne restait que le prêtre. Quelques instants plus tôt il était couvert de soies et d’ors. Maintenant il était agenouillé, ombre insignifiante, à la table de communion. Oui, Judith le comprenait : il avait joué son rôle, le beau papillon qui voltigeait gaîment autour de la Lumière du monde ; bien sûr, il s’était brûlé les ailes et n’était plus que cette chenille désolée.

Il lui fallut beaucoup de courage. Elle s’approcha de lui et dit : « Mon père, je désire devenir catholique. »

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