Merci à Monsieur l’Abbé Meissonnier, fssp, décidément très riche en formidables images de la liturgie.
Voici une magnifique représentation XIXème du chœur de la cathédrale d’Amiens :
Le sanctuaire est loin du chœur & on distingue assez mal le clergé qui est à l’autel en ornements verts, mais le célébrant & ses ministres ne me paraissent pas en chapes mais bien en chasuble, dalmatique & tunique (les chapes tomberaient plus bas). Il s’agirait donc d’un tableau de la messe (& non des vêpres) célébrée au maître-autel de la cathédrale d’Amiens.
Examinons maintenant quelques détails de ce tableau, aux fins de mieux voir ce qu’il y a de remarquable pour la liturgie & la musique sacrée dans ce chœur liturgique.
Au centre du chœur, le lutrin. A l’origine se terme désignait l’espace occupé par les chantres. Il finit par se restreindre au pupitre sur lequel est posé les grands livres de chœur. On voit parfaitement le grand graduel en plein dans l’axe central.
Deux chantres en chapes vertes se tiennent sur leurs tabourets de chantres (on devine la présence de ceux-ci dans le drapé des chapes). L’usage des chapes, non seulement aux vêpres mais encore à la messe, est un usage immémorial en France. Lors de la prise des livres romains au XIXème siècle, la plupart des évêques français donnèrent des indults pour que cet usage soit perpétué. Notons encore que les deux chantres-chapiers portent le chapeau pointu français. Ils portent l’insigne de leur dignité, le bâton cantoral. Ici, ceux-ci semblent se terminer en forme de curieux trident ; on distingue mal, mais sans doute faut-il voir une statuette d’un saint patron entourée d’une construction. Depuis la fin de la Renaissance, une petite chapelle en bois doré contenant la statuette d’un saint termine usuellement le bâton cantoral français. Notons que le bâton est l’insigne du chantre depuis la primitive église, que cet usage a été observé longtemps tant en Occident qu’en Orient. Les nombreux chantres des églises d’Ethiopie arborent toujours de nos jours cet insigne liturgique. Enfin, on le sait, le bâton cantoral est l’ancêtre de la baguette du chef d’orchestre.
Les chantres se tiennent sur une petite estrade en bois. En général, les commentateurs liturgiques admettent que cette petite estrade n’est là que pour isoler de façon pratique du froid du pavé. Pour ma part, j’y vois au contraire la permanence historique du béma syro-byzantin. Cette petite estrade d’Amiens (le lutrin proprement dit, au sens primitif) a même la forme arrondie du béma syrien. Le béma est un héritage de la liturgie synagogale conservé par les premiers chrétiens. Dans les antiques églises de Syrie, le béma est une estrade sur laquelle se déroule l’essentiel de la messe des catéchumènes : les chantres & les ministres y psalmodient, les lectures y sont chantées sur des pupitres toujours tournés vers l’autel (& non vers le peuple). Encore utilisé dans le rit chaldéen, il survit dans le rit byzantin principalement pour les offices pontificaux. La distinction entre le béma=chœur & le sanctuaire, claire aux origines, à eu tendance à s’effacer au cours des âges en Occident (au détriment de la conception trinitaire classique de la liturgie à l’époque patristique : sanctuaire/chœur/nef).
Quatre clercs entourent les deux chantres-chapiers. Leurs surplis ne semblent pas comporter de manches, ce qui est d’usage chez les chantres-choristes. Notez leurs positions respectives, assez surprenantes autour des chapiers. Nous n’avons pas ici une troupe groupée n’importe comment au lutrin.
Huit enfants de chœurs en soutanes rouges (& calottes & chaussures aussi rouges !) se tiennent de part & d’autre. C’est un chiffre usuel des petits chantres de nos maîtrises déjà sous l’Ancien Régime. Ils tiennent dans la polyphonie les parties de dessus & bas dessus (soprani & alti). Notons leurs aubes & leurs ceintures. Il s’agit d’enfants d’aube, ils ne portent pas de surplis (précision aimablement apportée par Monsieur Philippe Guy).
Sa Grandeur l’évêque d’Amiens assiste à la messe solennelle à sa cathèdre, en haut du chœur côté évangile (la place la plus noble au chœur selon les règles romaines, mais qui ne sont pas toujours celles observées en France, où l’évêque trône souvent à l’entrée du chœur, près du jubé). Sous son dais, on aperçoit ses armes. Monsieur d’Amiens est en camail bleu, couleur traditionnelle des soutanes des évêques de France.
Vous avez observé cet instrument étrange, chaque côté du chœur en est pourvu. Il s’agit du serpent, instrument de musique déjà en usage à la cathédrale de Sens au XIVème siècle. A quoi servait le serpent ? Tout simplement à accompagner le chant grégorien, en réalisant à vue une ligne de basse. L’accompagnement du plain-chant à l’orgue est encore une nouveauté au XIXème siècle. A Paris, Saint-Etienne-du-Mont fut alors la première paroisse à accompagner le chant liturgique par l’orgue, cette nouveauté suscita alors moult scandales & polémiques. Avec la suppression des chantres au début du XXème siècle (au détriment du sens global de l’action liturgique), & leur remplacement par des chorales de laïcs amateurs (il faut le dire, bien souvent peu doués), le soutien de l’orgue de chœur se révéla le plus souvent nécessaire. Une abondante production d’accompagnements harmoniques du chant grégorien (qui aurait été inouïe dans les siècles précédents) accompagna ce mouvement.
Chaque serpentiste est ici accompagné d’un choriste. Un pupitre tournant est de part & d’autre posé devant eux avec le graduel.
Notez que les chanoines d’Amiens (j’en compte quinze: camails & calottes noirs, rabats) semblent chanter par cœur, ce qui était de règle dans les grandes églises de France.
On remarquera aussi la suspension eucharistique au-dessus du maître-autel, au centre de la gloire. Les suspensions eucharistiques permettaient de conserver le Très-Saint Sacrement, le plus souvent dans une colombe. C’est un usage antique, plus ancien que le tabernacle. Notez aussi que le sanctuaire se décale légèrement vers la gauche, comme dans beaucoup d’églises françaises, afin de figurer l'”inclinato capite” du Christ sur la Croix.
Si vous observez bien, vous remarquerez que les différents acteurs de cette liturgie fonctionnent sans raideur ni caporalisme : regardez les bras des enfants de chœur, les attitudes des chanoines ! Pourtant, une impression de noble grandeur & de parfaite ordonnance ne laisse pas de se dégager de ce tableau. Une épiphanie du sacré est ici presque tangible, à la fois extraordinaire & pourtant si naturelle.
Quelques unes de mes interrogations à l’analyse de ce tableau restent sans réponses ou hésitantes (n’ayant pas sous la main pour l’heure de livres liturgiques ni de documentation pour Amiens) :
– que font les deux petits clercs en noir (& non en rouge) qui remontent le chœur avec des plateaux (porteraient-ils les nappes de communion ?),
– j’ai l’impression (de par la parfaite symétrie des dispositions du chœur) que la scène se déroule pendant le chant d’une pièce de l’ordinaire, peut-être l’Agnus Dei (cf.supra).
J’espère qu’un internaute pourra m’éclairer ! 🙂
Je ne crois pas qu’il soit un trident le bâton des chantres, mais il est fini en harpe, voir la courbure des extrémités.
Je ne pense pas que les deux petits clercs en noir puissent porter une nappe de communion, car une grand-messe, à l’époque, ne comportait pas d’autre communion que celle du célébrant, compte tenu de l’heure tardive et de l’obligation du jeûne eucharistique depuis minuit. Ils pouvaient en revanche apporter vers les fidèles des plateaux de pains bénits.