Dans toutes les anciennes liturgies chrétiennes, on retrouve une période préparatoire au grand jeûne du Carême, pendant laquelle les fidèles sont avertis de l’arrivée de cette période majeure de l’année liturgique, afin qu’ils puissent débuter progressivement les exercices d’ascèse qui les accompagneront jusqu’à Pâques. Cette période préparatoire au Carême dure en général 3 semaines dans la plupart des rites. Dans le rit romain, ces 3 dimanches portent les nom de Septuagésime, Sexagésime & Quinquagésime. Ces appellations proviennent du système de comptage en usage dans l’antiquité et désignent la décade dans laquelle tombe chacun de ces dimanches. Ils précèdent le premier dimanche de Carême (Quadragésime).
Les Eglises de traditions syriaque et copte ont conservé un état plus ancien comprenant des périodes de jeûne plus courtes, le jeûne des Ninivites et le jeûne d’Héraclius, à partir desquelles s’est probablement constituée la période d’Avant-Carême des autres rits.
Le souvenir de la fragilité humaine, la méditation sur les fins dernières et par conséquence la prières pour les morts sont des éléments récurrents de cette période liturgique.
Inexplicablement, le rit moderne de Paul VI a supprimé de son année liturgique ce temps d’Avant-Carême, qui avait pourtant pour lui à la fois l’antiquité & l’universalité.
Aux origines de l’Avant-Carême (ou Septuagésime) : le jeûne des Ninivites
“Le Seigneur parla une seconde fois à Jonas, et lui dit : Allez présentement en la grande ville de Ninive, et prêchez-y ce que je vous ordonne. Jonas partit aussitôt, et alla à Ninive, selon l’ordre du Seigneur : Ninive était une grande ville qui avait trois jours de chemin. Et Jonas y étant entré, y marcha pendant un jour ; et il cria en disant : Dans quarante jours Ninive sera détruite. Les Ninivites crurent Dieu ; ils ordonnèrent un jeûne public, et se couvrirent de sacs, depuis le plus grand jusqu’au plus petit. Cette nouvelle ayant été portée au roi de Ninive, il se leva de son trône, quitta ses habits, se couvrit d’un sac, et s’assit sur la cendre. Ensuite il fit crier partout et publier dans Ninive cet ordre, comme venant de la bouche du roi et de ses princes : Que les hommes, les chevaux, les bœufs et les brebis ne mangent rien, qu’on ne les mène point aux pâturages, et qu’ils ne boivent point d’eau. Que les hommes et les bêtes soient couverts de sacs, et qu’ils crient au Seigneur de toute leur force : que chacun se convertisse ; qu’il quitte sa mauvaise voie, et l’iniquité dont ses mains sont souillées. Qui sait si Dieu ne se retournera point vers nous pour nous pardonner, s’il n’apaisera point sa fureur et sa colère, et s’il ne changera point l’arrêt qu’il a donné pour nous perdre ? Dieu donc considéra leurs œuvres ; il vit qu’ils s’étaient convertis en quittant leur mauvaise voie ; et la compassion qu’il eut d’eux, l’empêcha de leur envoyer les maux qu’il avait résolu de leur faire.”
Jonas III.
Pour commémorer le jeûne des Ninivites, les Eglises de Syrie instituèrent un jeûne qui se déroule à partir du lundi de la 3ème semaine avant le début du Carême (correspondant au lundi de la Septuagésime romaine). Ces jours de jeûne sont appelés Baʻūṯá d-Ninwáyé en syriaque, expression qu’on peut rendre par Rogation (ou Supplication) des Ninivites. Il semble que ce jeûne durait initialement toute la semaine, plus précisément du lundi au vendredi, car le jeûne du samedi et du dimanche sont inconnus en Orient (mais l’abstinence sans jeûne pouvait se prolonger pour ces deux jours) ; le jeûne de Ninive fut réduit ultérieurement à 3 jours : lundi, mardi et mercredi (le jeudi est devenu un “jour d’action de grâce des Ninivites” dans le rit assyro-chaldéen). Traditionnellement, on explique le chiffre de ces trois jours de jeûne par les trois jours passés par Jonas dans la baleine. Ce jeûne de Ninive, très strict, est toujours pratiqué par les différentes Eglises araméennes tant de tradition orientale (Eglise chaldéenne, Eglise assyrienne, Eglises syro-malabares) que de tradition occidentale (Eglises syriaques). On y lit le livre de Jonas cité ci-dessus (chez les Assyro-Chaldéens, à la messe du 3ème jour). Ce jeûne est resté très populaire, certains fidèles vont jusqu’à ne pas boire ni manger pendant les trois jours. Seule parmi les Eglises de tradition syriaque, l’Eglise maronite ne connait plus de nos jours le jeûne des Ninivites à proprement parler (mais cette Eglise a adopté la disposition qu’on retrouvera plus loin des trois dimanches de préparation au Grand Carême).
L’Eglise copte d’Egypte, de même que l’Eglise éthiopienne, a reçu des Eglises syriennes cet usage de la Supplication des Ninivites. Dans la liturgie copte égyptienne, ces 3 jours de rogation en mémoire du Jeûne de Ninive (appelé aussi “Jeûne de Jonas”) suivent strictement les usages liturgiques de Carême (la messe est célébrée après vêpres, les hymnes sont chantées sur le ton de Carême & sans cymbales, les lectures sont lues dans le lectionnaire de Carême). Le jeûne de Ninive fut adopté par l’Eglise copte d’Egypte sous le 62ème patriarche d’Alexandrie, Abraham (ou Ephrem) (975 † 978), qui était d’origine syrienne. Il est possible que l’adoption du jeûne de Ninive en Ethiopie fusse plus ancienne (le premier évêque d’Axoum, saint Frumence, était syrien d’origine et l’Eglise d’Ethiopie fut réorganisée au VIème siècles par le groupe des neufs saints syriens, qui contribuèrent grandement à l’évangélisation des campagnes éthiopiennes. Le jeûne de Ninive (Soma Nanawe) est très sévère dans l’Eglise d’Ethiopie et nul ne peut s’en dispenser.
A quand remonte l’institution du jeûne des Ninivites chez les Syriaques ? Il est probable que ce jeûne fut pratiqué à une haute époque, en voici quelques indices. Saint Ephrem, diacre d’Edesse, compose des hymnes sur le jeûne des Ninivites (il semble que la période de jeûne soit alors d’une semaine et non de 3 jours comme aujourd’hui). L’Eglise arménienne connaît un jeûne de Ninive qui dure cinq jours : il commence le même lundi que les Eglises syriaques (3ème lundi avant le début du Carême) & s’arrête au vendredi suivant (où l’on fait mention de l’appel de Jonas aux Ninivites), soit une semaine complète (on ne jeûne jamais ni le samedi ni le dimanche chez les Arméniens, ce qui est une constante en Orient). Ces jours connaissent un jeûne et une abstinence sévères, semblable à ceux du grand Carême et les auteurs arméniens posent qu’ils ont été institués par saint Grégoire l’Illuminateur au moment de la conversion générale des Arméniens en 301. Il est probable que saint Grégoire l’Illuminateur ne faisait que reprendre une coutume déjà en vigueur chez les chrétiens syriaques voisins. L’institution de ce jeûne – qui paraît être ancienne chez les assyro-chaldéens, pourrait être passée (ou réactivée) au VIème siècle chez leurs cousins les syriaques jacobites par l’action de saint Maruthua, catholicos jacobite de Tagrit, à l’occasion d’une épidémie de peste dans la région de Ninive. Il est possible que la réduction du jeûne à 3 jours au lieu d’une semaine remonte à cette époque.
Aux origines de l’Avant-Carême : la semaine de la Quinquagésime, le jeûne d’Héraclius, la semaine de la Tyrophagie
En Orient comme en Occident, la semaine qui précède immédiatement le Carême se revêt très tôt d’un caractère pénitentiel : on y débute une première abstinence, celle des viandes. Rappelons que dans l’Eglise primitive, les chrétiens suivent un régime strictement végétalien durant tout le Carême. Au cours de la semaine qui précède immédiatement le Carême (Quinquagésime latine, Tyrophagie byzantine), si les viandes sont retranchées, en revanche les laitages, les œufs et les autres produits d’origine animale restent encore consommés.
Pour mieux comprendre l’origine de cette semaine précédant le Carême, rappelons que celui-ci dure 7 semaines en Orient et 6 semaines en Occident. En Orient, où l’on ne jeûne ni le samedi (hormis le samedi saint) ni le dimanche, cela fait donc un Carême de 36 jours de jeûne. En Occident, où l’on jeûne le samedi mais jamais le dimanche, on arrivait donc (avant saint Grégoire le Grand) au compte identique de 36 jours de jeûne. Pour compenser les jours de jeûne manquants et atteindre le chiffre symbolique de 40 (les 40 jours de jeûne du Christ au désert) en tenant compte de la possible occurrence de fêtes qui suppriment le jeûne (principalement l’Annonciation), de pieux chrétiens choisirent d’anticiper d’une semaine le début officiel du Carême.
La suppression des viandes la semaine précédant le Carême est tôt attestée en Occident. Le dimanche de la Quinquagésime est appelé dans les anciens livres latins “Dominica ad carnes tollendas” ou “Dominica ad carnes levandas” (d’où le nom de Carnaval…), ce qui indiquait bien qu’on commençait à retrancher les viandes au lendemain de ce dimanche, pour ne passer au régime strictement végétalien du Carême que la semaine suivante. Le premier dimanche de Carême qui suit est lui qualifié de “in capite jejunii” (au début du jeûne). Rappelons qu’avant saint Grégoire le Grand, le Carême romain ne commençait qu’au lundi qui suit le premier dimanche de Carême (disposition conservée chez les Ambrosiens & chez les Mozarabes). Saint Grégoire fit commencer le jeûne au mercredi de la Quinquagésime afin d’arriver à un compte rond de 40 jours de jeûne (pour autant, le rit romain jusqu’à nos jours maintient l’ordonnance des offices de la Quinquagésime après le mercredi des Cendres, les rubriques propres au Carême ne commencent qu’aux premières vêpres du Ier dimanche de Carême).
L’institution du dimanche de la Quinquagésime est attribuée dans le Liber Pontificalis au pape saint Télesphore, 8ème pape de 125 à 136–138. Cette attribution est peut-être légendaire, mais comme la notice relative au pape Télesphore fut rédigée sous le pape saint Hormisdas (514 † 523), on peut en inférer que cet usage était déjà immémorial à cette époque pour pouvoir être attribué de façon plausible à un pontificat aussi ancien. Le sacramentaire léonien contient une messe de la Quinquagésime ; ses textes passent pour avoir été rédigés sous le pape Vigile vers 538.
En Orient, on peut suivre également les indices précoces de l’établissement de la Semaine de la Tyrophagie (Semaine des Laitages) une semaine avant le Carême. La pèlerine Egérie (Itinéraire 27, 1) rapporte dans son récit qu’une huitième semaine de pénitence était en usage à Jérusalem dès le IVème siècle. Au Vème – VIème siècle, les lectionnaires georgiens, qui témoignent de la liturgie de Jérusalem pour cette période, témoignent de l’existence de lectures particulières pour les deux dimanches qui précèdent le Carême.
Saint Dorothée de Gaza au VIème siècle témoigne que l’institution d’une semaine de pénitence en préambule du Carême est déjà ancienne et ne remonte pas à son temps :
“Ce sont les Pères qui, par la suite, convinrent d’ajouter une autre semaine, à la fois pour exercer à l’avance et comme pour disposer ceux qui vont se livrer au labeur du jeûne, & pour honorer ces jeûnes par le chiffre de la Sainte Quarantaine que notre Seigneur passa lui-même dans le jeûne.”
Dorothée de Gaza, Œuvres spirituelles XV, 159.
L’usage d’une semaine d’ascèse immédiatement avant l’ouverture du Carême, déjà attesté avant le VIème siècle (Saint Sévère d’Antioche la compte dans sa description du Carême), va être sanctionné par des décisions officielles au VIIème siècle sous le règne d’Héraclius. L’origine du jeûne d’Héraclius est incertaine. La majorité des auteurs la met en relation avec les évènements de la guerre qui eut lieu entre l’Empire romain byzantin et l’Empire perse sassanide de 602 à 628, durant laquelle les populations juives de Palestine entrèrent en rébellion contre les chrétiens et le pouvoir de Constantinople et s’allièrent avec les troupes perses, ce qui aboutit à la chute de Jérusalem aux mains des Perses, à la perte de la relique de la Vraie Croix, emportée en Perse, et au massacre de 90 000 chrétiens. Lorsqu’en 629 Héraclius entra triomphalement dans Jérusalem reconquise par les troupes byzantines, toutes les églises chrétiennes, dont le Saint-Sépulchre, étaient ruinées ; l’empereur ordonna un massacre des milices juives rebelles, en dépit d’une promesse d’amnistie qu’il leur avait faite. En pénitence de ce parjure, le patriarche de l’Eglise de Jérusalem institua une semaine de jeûne avant le début du Grand Carême. Cette ordonnance ne devait durer initialement que 70 ans mais perdure encore aujourd’hui sous ce nom de Jeûne d’Héraclius chez les coptes d’Egypte et d’Ethiopie. A côté de cette explication, la plus répandue, on néglige en général une autre : Héraclius prescrivit à ses troupes une semaine d’abstinence des viandes et de réduction aux laitages lors de la sixième année de ses guerres contre les Perses, afin d’implorer Dieu pour la victoire. Il est d’ailleurs possible que les deux explications soient vraies et plus que probable qu’elles ne faisaient que sanctionner un usage déjà bien répandu. Au siècle suivant, saint Jean Damascène témoigne que le Carême est précédé d’une semaine préparatoire (cf. Du Jeûne sacré, 5).
L’institution d’une semaine de jeûne mitigé juste avant le grand Carême, observée très tôt tant en Orient qu’en Occident, possédait deux vertus, l’une symbolique et l’autre pratique : d’une part, ces jours de semi-jeûne étaient perçus comme une compensation pour atteindre le compte des 40 jours effectifs de jeûne ; d’autre part le passage au régime végétalien strict du Carême était facilité car plus progressif.
Synthèse du jeûne des Ninivites et de la Semaine sans viande – extension de l’Avant-Carême sur trois semaines
On l’a vu, au sixième siècle, l’usage de faire précéder le Carême d’une semaine d’abstinence de viandes est déjà bien installé en Orient et en Occident. Seul le 24ème canon du concile d’Orléans de 511 en proscrit l’observance, ce qui a contrario prouve qu’elle tendait à se répandre dès avant cette date dans la France mérovingienne. Certaines Eglises en Orient ajoutent le jeûne des Ninivites dans la 3ème semaine précédant le Carême. Il était dès lors tentant de relier ces deux périodes, et d’étendre l’Avant-Carême d’une à trois semaines.
Il est possible qu’en Orient ce pont liturgique entre Carême et le jeûne de Ninive fut jeté en premier en Arménie. Le temps de l’Avant-Carême arménien s’appelle Aratchavor. Il comporte trois dimanches, la Septuagésime s’appelant Barekendam (ou dernier jour gras). La première semaine est stricte & consacrée au jeûne des Ninivites (institué par saint Grégoire l’Illuminateur au IVème siècle). La seconde & la troisième semaine sont moins marquées par la pénitence, on n’y observe que les jeûnes des mercredis & des vendredis.
A Rome, c’est dès le cours du VIème siècle que le dimanche de la Quinquagésime se voit lui-même précédé de deux autres dimanches : Sexagésime & Septuagésime. L’Epistolier de Victor de Capoue (datant de 546) atteste de la présence du dimanche de la Sexagésime dès cette époque. Le sacramentaire gélasien ancien (Vat. Reg. 316) contient des textes d’oraisons propres pour la Septuagésime et la Sexagésime. Les stations des trois dimanches sont fixées sous les papes Pélage Ier (556 † 561) & Jean III (561 † 574) dans les basiliques de Saint-Laurent, Saint-Paul et Saint-Pierre. On possède les homélies prononcées par saint Grégoire le Grand pour la Septuagésime, la Sexagésime & la Quinquagésime. Il est du reste plus que probable que saint Grégoire ait remanié la liturgie de ces trois dimanches, en accentuant leur caractère pénitentiel. Le plus ancien lectionnaire romain connu, le lectionnaire dit de Würzburg, rédigé dans la première moitié du VIème siècle, qui fut en usage en Gaule et qui correspond à la structure du sacramentaire gélasien ancien, témoigne que les lectures des 3 dimanches de Septuagésime, Sexagésime & Quinquagésime que nous utilisons encore aujourd’hui étaient déjà en usage. La plupart des variantes diocésaines médiévales du rit romain comportaient aussi des lectures spéciales pour les mercredis et vendredis de ces trois semaines, rappelant que ces jours de jeûnes connaissaient à l’origine des stations liturgiques spéciales.
L’Avant-Carême existe aussi dans la tradition ambrosienne. Les trois dimanches s’appellent comme au romain : Septuagésime, Sexagésime & Quinquagésime. On notera que l’Alleluia n’y est pas supprimé (il le sera au dimanche de Quadragésime, la veille du début du jeûne). Les textes employés pour ces trois dimanches sont très différents de ceux du rit romain, ce qui n’aurait pas été le cas si la Septuagésime n’avait pas été très ancienne à Milan et si elle avait été empruntée à Rome. Citons le beau Transitorium de la messe de la Septuagésime, qui annonce le programme de ce temps spécial d’Avant-Carême :
Convertímini * omnes simul ad Deum mundo corde, & ánimo, in oratióne, jejúniis & vigíliis multis : fúndite preces vestras cum lácrymis : ut deleátis chirógrapha peccatórum vestrórum, priúsquam vobis repentínus supervéniat intéritus ; ántequam vos profúndum mortis absórbeat : & cum Creátor noster advénerit, parátos nos invéniat.
Convertissez-vous tous à Dieu, d’un cœur & d’une âme purs, dans la prière, les jeûnes et les veilles nombreuses. Répandez vos prières avec larmes, afin d’effacez la sentence méritée par vos péchés, avant que la mort ne vienne tout à coup fondre sur vous ; avant que le gouffre de la mort ne vous engloutisse. Et quand notre Créateur adviendra , qu’il nous trouve prêts.
Comme ailleurs à Rome, les dimanche de Quinquagésime puis de Sexagésime ont été institués plus anciennement que la Septuagésime, un peu plus récente. Notons aussi cette particularité de la tradition ambrosienne : le dernier dimanche après l’Epiphanie – qui précède la Septuagésime – voit de façon très ancienne la lecture systématique de Matthieu XVII, 14-20, la guérison du fils lunatique, lequel se termine par ce verset qui annonce le début de l’avant-Carême :
“Mais cette sorte [de démons] ne se chasse que par la prière et par le jeûne.”
Si l’on considère que le Carême à Rome commençait avant l’époque de saint Grégoire le Grand (fin du VIème siècle) au lundi suivant le Ier dimanche de Carême (comme c’est le cas encore à Milan & à Tolède), et en faisant coïncider ce dimanche avec celui qui précède le Carême byzantin (dimanche de l’Expulsion d’Adam), voici les correspondances entre les Avant-Carêmes romain & byzantin :
Rit romain |
Rit byzantin |
Septuagésime | Dimanche du Publicain & du Pharisien |
Sexagésime | Dimanche du Fils prodigue |
Quinquagésime | Dimanche du Jugement dernier Dernier jour des viandes avant la Semaine de la Tyrophagie |
Ier dimanche de Carême | Dimanche de l’Expulsion d’Adam |
Le rit byzantin choisit au cours de cette période de faire lire des évangiles préparant les fidèles à la pénitence du Carême. L’organisation des trois semaines est attestée par le Typikon de la Grande Eglise (IXème-Xème siècle) ; l’absence de documents liturgiques plus anciens ne permet pas de préciser davantage le temps de cette organisation. A noter que dans la première semaine, celle qui suit le dimanche du Publicain & du Pharisien, & à la suite de polémiques médiévales complexes, les byzantins suppriment complètement tout jeûne, même ceux habituels du mercredi & du vendredi, afin de se démarquer du jeûne des Arméniens de cette même semaine.
Seuls quelques rares rits, isolés du courant général de la chrétienté par les progrès de l’Islam, n’ont pas développé les trois semaine de l’Avant-Carême. Le rit hispano-mozarabe – figé par la conquête arabe – est ainsi resté au stade primitif antérieur au début du VIème siècle d’un seul dimanche préparant le Carême (Quinquagésime). Ce dimanche est appelé dans ce rit Dominica ante carnes tollendas, ce qui indique que le Carême était bien précédé d’une semaine où l’on retranchait les viandes mais pas encore les laitages ni les autres produits non strictement végétaliens. L’Egypte et l’Ethiopie possèdent à la fois le jeûne de Ninive et le jeûne d’Héraclius, mais n’ont pas englobé ces deux jeûnes dans une période d’Avant-Carême. Chez les Ethiopiens toutefois, le dimanche correspondant à la Sexagésime latine – quoique compté encore liturgiquement dans le temps après l’Epiphanie – est fixé de fait par rapport au dimanche suivant (Quinquagésime – Za-Warada ou Qabbaka som) : il s’agit du dimanche du Fiancé (Zamana Qebbala Mar’awi) (car on utilise Matthieu 25, 1-13 dans le texte des antiennes) ; il marque aussi l’arrêt du temps où les mariages sont possibles. Les Assyro-Chaldéens enfin s’en sont tenus aux Rogations des Ninivites et ne connaissent pas l’équivalent de la Quinquagésime.
L’Avant-Carême & la méditation sur la fragilité humaine
Ayant montré l’antiquité & l’universalité de la période d’Avant-Carême dans les différents rits, nous terminons cette présentation par la mise en lumière de thèmes récurrents employés par les liturgies d’Orient & d’Occident.
La lecture de la Genèse : méditation sur la chute de l’homme et la nécessité de la Rédemption
Adam fut privé des délices du Paradis * par l’amertume du fruit; * sa gourmandise lui fit rejeter * le commandement du Seigneur ; * il fut condamné à travailler * la terre dont il était lui-même formé ; * à la sueur de son front * il dut gagner le pain qu’il mangeait. * Aussi, gardons la tempérance, pour ne pas devoir comme lui * pleurer devant la porte du Paradis, * mais efforçons-nous d’y entrer.
Cathisme des matines du dimanche de l’Expulsion d’Adam
L’hymnographie byzantine du dimanche qui précède immédiatement le premier jour du Carême (qui donc techniquement correspond en fait au Ier dimanche de Carême des latins) est consacrée à la Création et au péché d’Adam & Eve, mettant en rapport la gourmandise de notre premier père & le jeûne de 40 jours du Seigneur au désert. De fait, on retrouve fréquemment la lecture du livre de la Genèse soit au début du Carême, soit remontée trois semaine au dimanche de la Septuagésime. Au rit romain, on commence encore la lecture de la Genèse aux matines du dimanche de la Septuagésime ; à sa suite les autres livres de la Bible sont lus dans l’ordre tout au long de l’année liturgique.
Le souvenir de la mort & les fins dernières
La méditation sur la chute d’Adam s’est naturellement accompagnée de celle sur la fragilité de l’homme, sa mort, et la nécessité de faire pénitence avant le jugement dernier.
L’introït par lequel s’ouvre la messe romaine du dimanche de la Septuagésime est parfaitement éloquent :
Circumdederunt me * gémitus mortis, dolóres inférni circumdedérunt me : et in tribulatióne mea invocávi Dóminum, et exáudivit de templo sancto suo vocem meam. | Les angoisses de la mort m’ont environné et les douleurs de l’enfer m’ont assailli ; dans ma tribulation, j’ai invoqué le Seigneur, et il a exaucé de son saint Temple ma voix. |
Le Media vita est lui aussi un texte encore souvent chanté durant la Septuagésime dans le rit romain. Cette antienne dont l’origine semble remonter au VIIIème siècle fut par la suite transformée en répons (lui-même plutôt intégré dans le temps du Carême). Au Moyen-Age, son texte dramatique lui assura une grande ferveur, on le chantait sur les champs de bataille. En voici la traduction :
℟. Au milieu de la vie, nous sommes dans la mort : quel secours chercher, sinon toi, Seigneur ? toi qui à bon droit es irrité de nos péchés : * Saint Dieu, Saint fort, Saint Sauveur miséricordieux, ne nous livre pas à la mort amère. ℣. En toi ont espéré nos pères: ils ont espéré et tu les as libéré. ℣. Vers toi ont crié nos pères: ils ont crié et ne furent pas confondus. ℣. Gloire au Père et au Fils et au Saint Esprit.
Dans le rit byzantin, le dimanche du Jugement dernier (qui correspond à notre Quinquagésime) fait de même tourner les regards des fidèles vers les fins dernières.
Mais ce rit comporte aussi une pièce emblématique propre à cette période d’avant-Carême : à l’office de matines en effet, on y chante en effet le psaume 136 “Sur les fleuves de Babylone” (Super flumina Babylonis). Ce psaume est alors adjoint aux deux autres psaumes du polyeleos, les psaumes 134 et 135 et ces trois psaumes forment l’équivalent du Troisième nocturne de l’office romain ou bénédictin. Selon l’archevêque Job Getcha, ces trois psaumes 134-135-136, première stase du cathisme 19 dans le Psautier palestinien, étaient chantés ensemble tous les dimanches de l’année, mais le psaume 136, à la tonalité plus triste que les deux précédents, ne fut conservé que pour les dimanches du Fils Prodigue, de l’Apokréo et de la Tyrophagie.
En voici une célèbre version russe, adaptée par nos soins du slavon au latin :
La prière pour les morts
Comme la liturgie de l’Avant-Carême nous rappelle notre condition mortelle déchue par le péché, ce temps est aussi devenu dans beaucoup de traditions liturgiques un moment privilégié pour prier pour les morts.
Dans le rit arménien, le jeudi de la Quinquagésime (dernier jeudi avant le début du Carême) est consacré à la commémoraison de tous les défunts.
Dans le rit byzantin, le samedi qui précède immédiatement le dimanche du Jugement dernier est dédié – bien logiquement – à la prière pour tous les fidèles défunts. Son existence est attesté dans le typikon de la Grande Eglise (IXème – Xème siècle, document majeur qui nous décrit l’organisation des offices à Sainte-Sophie).
Dans le rit assyro-chaldéen, le vendredi de la seconde semaine avant le Carême (notre Vendredi de la Sexagésime) est consacré à la commémoraison de tous les fidèles défunts.
Chez les Maronites, les trois dimanches d’Avant-Carême sont consacrées au souvenir des morts : le dimanche des prêtres défunts (Septuagésime), le dimanche des Justes & droits (Sexagésime), le dimanche des fidèles défunts (Quinquagésime). La disposition de l’Avant-Carême syriaque jacobite est sans doute plus primitif : jeûne des Ninivites (Sawmo d’ninwoyé – du lundi au mercredi de la Septuagésime), dimanche des prêtres défunts (Kohné – Sexagésime), dimanche des fidèles défunts (‘Aneedé – Quinquagésime).
Conclusions sur la Septuagésime ou Avant-Carême
Les acteurs de la réforme liturgique du missel de Paul VI ont inexplicablement supprimé le temps de la Septuagésime, cet antique élément du rit romain, sans égard pour son antiquité et son universalité (la Septuagésime avait même été conservée dans le Book of Common Prayer des Anglicans et chez nombre de communautés luthériennes !). Cet article a permis de préciser les points suivants :
1. Dans toutes les traditions liturgiques, le Carême est précédé d’une période pénitentielle. Cette période est à l’origine soit le jeune des Ninivites, dans la troisième semaine avant le Carême, soit la semaine qui précède immédiatement le Carême (Tyrophagie / Quinquagésime / jeûne d’Héraclius). Les plus anciens témoignages de cette période d’Avant-Carême remontent au IVème siècle (saint Grégoire l’Illuminateur, saint Ephrem, Egérie à Jérusalem). Les Coptes d’Egypte & d’Ethiopie connaissent ces deux jeûnes, le rit Mozarabe ne connaît que la Quinquagésime, les Assyro-Chaldéens que les Rogations des Ninivites. A partir du début du VIème siècle, l’Avant-Carême se développe & s’étend sur les trois semaines précédent le Carême (rits romain, ambrosien, byzantin, arménien, syro-jacobite, maronite).
2. Ce temps est conçu comme une entrée progressive dans le Carême, permettant une ascèse graduée & une préparation spirituelle. Cet aspect est mis en avant par le protoprêtre Alexandre Schmemann dans sa description des dimanches d’Avant-Carême :
“Trois semaines avant que ne commence réellement le Grand Carême, nous entrons dans une période de préparation. C’est une caractéristique constante de notre tradition liturgique que chaque événement liturgique majeur – Noël, Pâques, Carême, etc, est annoncé et préparé longtemps à l’avance. Connaissant notre manque de concentration, l’état “matérialiste” de notre vie, l’Église attire notre attention sur l’aspect important de l’événement qui s’approche, nous invite à en méditer les différentes “dimensions” ; dès lors, avant que nous ne puissions pratiquer le Grand Carême, on nous en donne la théologie de base.”
Protopresbyter Alexander Schmemann, The Liturgical Structure of Lent.
3. La méditation sur la chute de l’homme et les fins dernières (avec pour conséquence l’institution fréquente de prières pour les fidèles défunts) constituent des éléments récurrents dans les différents rits de ce temps d’Avant-Carême (ou de Septuagésime).