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Newman et la Liturgie

Lorsqu’on parle aujourd’hui de John Henry Newman, on voit généralement le penseur, le théologien, le pasteur peut-être aussi ; en bref, celui qui, en 41 volumes, a touché à tous les domaines de la théologie, du dogme chrétien et de la spiritualité. Rarement, on fait allusion à la sensibilité liturgique de cet auteur prolifique.

Bien sûr, une fois catholique, Newman a suivi rigoureusement la liturgie telle qu’elle est prévue dans le missel, le bréviaire et le rituel. Mais on oublie souvent que le cadre de toute sa réflexion théologique, comme du chemin qui l’amènera finalement à Rome, a été la célébration liturgique et la découverte progressive de ses sources et de ses développements ultérieurs.

Pour synthétiser l’attitude de Newman vis-à-vis de la liturgie, nous pouvons dire que, sans être proprement un liturgiste, il a développé, pendant toute sa vie, un grand sens de la liturgie, sans pour autant se livrer à des études spécialisées et systématiques de celle-ci.

I. La liturgie anglicane au XIXe siècle

Si nous voulons comprendre le développement de la sensibilité liturgique de Newman, nous devons d’abord faire un détour par la liturgie anglicane telle qu’il l’a connue dans sa jeunesse, ainsi que pendant les dix-sept ans où il a exercé le ministère dans son église nationale.

a) L’œuvre d’un seul homme

Si le schisme anglican a été, bien sûr, le fait de la décision du Roi Henry VIII, décision liée à ses frasques conjugales et extraconjugales, nous pouvons dire que la « réforme anglicane » elle-même fut l’œuvre d’un seul homme : Thomas Cranmer, archevêque de Canterbury, et que son véhicule a été la liturgie. Cranmer était, pour l’époque, un homme d’une immense culture liturgique. Avec un rare brio, il est devenu l’artisan du livre qui, plusieurs siècles durant, allait rythmer la vie de l’église d’Angleterre et servir de modèle aux autres provinces de ce qui sera plus tard la « Communion anglicane ». Ce livre, le Book of Common Prayer (le Livre de la Prière commune), est une compilation en un volume des trois manuels cités plus haut : missel, bréviaire et rituel, auxquels on peut ajouter aussi le catéchisme.

Publié pour la première fois sous le règne d’Edouard VI, en 1549, révisé en 1552, ce livre fut publié dans la forme qui devait s’imposer en 1662, sous la Reine Elisabeth Ière. Les convictions protestantes de l’auteur, plus zwingliennes que luthériennes, s’expriment avant tout dans le rite eucharistique et dans les Trente-neuf articles de Religion, en fin de volumes, auxquels doit souscrire toute personne qui fait profession de foi anglicane. Ces mêmes articles qui feront l’objet d’une interprétation du Tract 90, qui mena à la suspension de la publication des « Tracts for the Time » par Newman et ses amis.

b) Une liturgie simplifiée et plus « scripturaire »

Trois éléments caractérisent l’œuvre liturgique de Cranmer : l’élimination, dans les offices, de ce qui n’est pas directement issu de l’Ecriture, la lecture systématique de la Bible et la simplification du rythme des célébrations.

Ainsi, l’Office divin est réduit à deux offices : Morning Prayer (prière du matin), appelé aussi Matins et Evening Prayer (prière du soir) appelé couramment Evensong. Le premier est une compilation des offices de matines et de laudes, le second de vêpres et de complies. Outre psalmodie et les cantiques, ils comprennent chacun la lecture de deux chapitres complets d’un livre de l’Ecriture : le premier issu de l’Ancien Testament, l’autre du Nouveau.

Matins et Evensong étaient destinés à devenir les offices paroissiaux par excellence. L’introduction au Prayer Book recommande aux curés de les célébrer quotidiennement dans leur église, en présence du peuple. L’office de Holy Communion ou encore Eucharist, en évitant soigneusement le terme « Messe », quant à lui, ne doit être célébré qu’occasionnellement, normalement quatre fois par an, après Matins et sans aucune solennité. L’image du Vicar[1] idéal se trouve admirablement décrite dans le long poème de George Herbert, édité en 1652 : « The Country Parson ». Il s’agit surtout d’une description quelque peu idéalisée de la vie pastorale anglaise, par un homme lui-même d’une grande sainteté et qui, en raison de sa mort précoce, n’a pu exercer le ministère que pendant trois ans. La réalité, dans les deux siècles qui suivront, fut toute autre.

c) Liturgie et clergé anglicans aux XVIIIe et XIXe siècle

La situation spirituelle et pastorale de la majorité du clergé anglican aux XVIIe et XIXe siècle peut sans doute se décrire en deux mots : embourgeoisement et relativisme. Le système des bénéfices et privilèges liés aux paroisses faisait de l’état clérical une situation très enviable pour beaucoup de cadets de familles. On assistait même, parfois, à un phénomène assez surprenant : le Seigneur du lieu était lui-même le curé de la paroisse et exerçait ainsi la fonction de squarson, une contraction de squire, le châtelain, et parson, le curé. Par ailleurs, les petites paroisses, pauvres en revenus, étaient souvent occupées par des gens à la formation intellectuelle et spirituelle, de même que, souvent, les vertus morales, étaient aussi pauvres que le milieu dans lequel ils vivaient. La pensée rationaliste du XVIIIe siècle et la conception réductrice de l’Eglise comme la « conscience morale de l’Etat » finissent à dépeindre une vie pastorale décadente. Beaucoup de paroisses, même, n’avaient plus de ministre résident.

Les célébrations liturgiques deviennent, bien sûr, le reflet de cet état de choses : elle se réduit, en dehors des mariages, baptêmes et funérailles, à un long office de Matins le dimanche, où le sermon, long et parfois ennuyeux, n’est qu’une longue moralisation sans appui théologique ou spirituel particulier. Parfois, un petit orchestre de cuivres, plus souvent que l’harmonium, accompagne les hymnes.

Les offices de Matins et d’Evensong continuent à être chantés avec une certaine solennité dans les cathédrales et les églises majeures. En témoignent les chefs-d’œuvre liturgiques laissés par de nombreux compositeurs anglais, mais là aussi, l’esthétique et le goût du beau prend le pas sur la ferveur religieuse. L’Eucharistie, quant à elle, reçoit la portion congrue dans les célébrations. On comptait de nombreuses paroisses de campagne où Holy Communion n’avait plus été célébrée depuis plusieurs années. Et lorsqu’elle l’était, seul un tout petit nombre de fidèles y assistaient.

d) Un renouveau évangélique

Un mouvement va cependant se faire jour, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, auquel on donnera le nom de « Renouveau évangélique ». En Angleterre, son principal artisan est un prêtre anglican, John Wesley. Il mettra en exergue la justification par la foi, la croix comme moyen de rédemption et la piété personnelle comme essentielle à la vie de foi. Même s’il rompra plus tard avec son église d’origine, le mouvement qu’il a initié, appelé « méthodisme » aura une influence majeure sur le renouveau spirituel de l’Eglise d’Angleterre. Ses héritiers subsistent dans la branche dite evangelicals de l’anglicanisme. Le Révérend Mayers, dont le rôle sera décisif dans la première conversion de Newman, était un éminent représentant de ce courant.

e) Une religion biblique

Pour compléter le tableau, j’aimerais vous donner une image de l’anglican moyen du XIXe siècle. Pour le P. Louis Bouyer, dans son ouvrage : « Newman, sa vie sa spiritualité », la famille Newman en était l’archétype. Voici la description qu’il nous en livre :

La religion de la Bible est à la fois le titre admis et la meilleure définition de la religion anglaise. Celle-ci ne consiste pas en des rites ou des crédos, mais principalement dans le fait de lire la Bible à l’église, en famille, en privé. Je suis bien loin de sous-estimer la connaissance de l’Ecriture qui est ainsi apportée directement à la population. En Angleterre, au moins, elle a compensé jusqu’à un certain point ce qui a été perdu de grand et de capital dans le christianisme. En fait, la répétition réitérée, suivant un ordre fixé dans les offices publics, des paroles des auteurs inspirés sous l’une et l’autre alliances, et ceci dans un anglais grave et majestueux, a été un grand bienfait pour notre peuple. Il y a accordé les esprits aux pensées religieuses, il lui a donné un haut idéal moral ; il lui a rendu le service d’associer la religion avec des compositions qui, même humainement considérées, sont parmi les plus sublimes et les plus belles qui aient jamais été écrites ; plus spécialement, il lui a imprimé l’idée de tout ce que la divine Providence a fait pour l’homme, de sa création à sa fin, et, par-dessus tout, les paroles, les actions, les souffrances sacrées de Celui en qui se trouvent le centre de tous les effets de la Providence de Dieu.[2]

II.- Liturgie et Mouvement d’Oxford

On a souvent associé le renouveau liturgique dans l’Eglise d’Angleterre au XIXe siècle avec le ritualisme. Or, le mouvement tractarien, dont Newman fut l’une des chevilles ouvrières, n’a manifesté aucun intérêt pour les cérémonies ou les innovations rituelles. Ses membres se sont surtout concentrés sur un retour au Prayer Book, dans ce qu’il recommande et prescrit, mais aussi dans les possibilités qu’il offre. De manière presque ironique, ces pratiques étaient déjà considérées comme de dangereuses innovations par les tenants de l’église établie, en particulier leur souci d’arriver à une célébration fréquente de Holy Communion.

Le précurseur du renouveau liturgique dans l’église d’Angleterre fut sans doute Charles Lloyd. Ce « don » d’Oxford a donné, en 1804, une conférence sur les origines du Prayer Book, en démontrant combien la réforme anglicane était davantage luthérienne que calviniste. Devenu Regius Professor of Divinity, il réunit autour de lui un petit nombre de collègues pour des conférences privées sur le même sujet. Newman n’était sans doute pas du nombre, mais il en eut sans doute quelques échos par deux de ses confrères et futurs compagnons de combat, Pusey et Richard Hurrel Froude.

En 1832, William Palmer publia un livre intitulé Origines liturgicæ. L’enthousiasme que manifestait l’auteur pour les différents livres liturgiques devait être le prélude à la réimpression d’un grand nombre de ceux-ci à Oxford. Pour l’étude, bien sûr, mais sans compter que l’influence de leur contenu allait inévitablement pénétrer l’esprit de ceux qui les compilaient. Ce qui frappe avant tout, chez Palmer, c’est la conviction que le Prayer Book ne rompt pas la tradition des liturgies anciennes, mais se place résolument dans leur continuité historique. Une telle attitude eut l’effet d’une révélation pour nombre de ses lecteurs.

Les Tracts for the Time qui traitent de liturgie argumentent, en général, en faveur du respect du Prayer Book dans son intention primitive. Dans le Tract 9, Froude s’oppose à l’habitude de raccourcir les offices et plaide en faveur du retour d’éléments jusqu’alors négligés. Il sera appuyé en cela par Keble dans le Tract 84, une collection d’écrits de théologiens de l’anglicanisme primitif sur l’utilisation des textes. Dans le Tract 13, le même Keble demande le respect du lectionnaire dominical, en démontrant les principes sur lesquels il s’appuie.

Nous noterons cependant la nouveauté apportée par Froude dans le Tract 63 où, sur la base des Origines liturgicæ de Palmer, il démontre les caractéristiques essentielles des liturgies traditionnelles en prenant pour base quatre de celles-ci : le Canon romain, la liturgie de Saint-Jean Chrysostome, celle de Saint-Marc et la gallicane. Il dénie ensuite à la liturgie eucharistique du Prayer Book son caractère protestant, pour lui faire une place parmi les grandes liturgies traditionnelles. Il y déplore cependant l’absence de l’oblation sacrificielle, de la prière pour les défunts, du baiser de paix et de la fraction du pain. C’est le même Froude qui plaidera, en 1834, pour que l’on substitue à la liturgie du Prayer Book une bonne traduction de ce qu’il nomme la Liturgie de saint Pierre, c’est-à-dire du Missale Romanum. Froude, cependant, semble jouer les cavaliers seuls dans cette préhension de la liturgie anglicane. La publication de ses notes, après sa mort, causera le scandale parmi ses contemporains.

III.- Newman et la liturgie

a) Son intérêt pour l’étude de la liturgie

Dans le Tract 11, The Visible Church, il déclare que l’unité de l’Eglise se rend visible dans la liturgie. Celle-ci, d’après lui, n’est pas seulement un agencement arbitraire d’éléments épars, mais une juste expression de la louange, qui prend sa source dans l’Eucharistie et les autres sacrements.

Durant la plus grande partie de sa période anglicane, Newman a cependant suivi l’opinion de la majorité de ses confrères du mouvement tractarien, qui pourrait tenir dans ce slogan : le Prayer Book, rien que le Prayer Book, mais tout le Prayer Book. Avec eux, il est convaincu que c’est avant tout la liturgie qui fait l’Eglise. Dans sa pratique liturgique, il n’a jamais introduit d’éléments nouveaux et s’est contenté, jusqu’à sa conversion, d’observer scrupuleusement et intégralement les rubriques et les coutumes de son église.

Tout au long de son ministère, à Oxford, comme à Littlemore, il a célébré au côté nord de l’autel, vêtu du surplis, de la scarf[3] et du hood[4] académique. Il portait la même tenue pour la prédication, comme en témoignent les gravures que nous possédons. On nous dit aussi qu’à l’issue de son dernier sermon anglican à Saint Mary’s, intitulé The Parting of Friends, il est descendu de la chaire et a déposé le hood sur le banc de communion.

L’adoption des ornements liturgiques dans certaines, puis dans la plupart des églises anglicanes est, en effet, postérieure à la conversion de Newman.

Dans la nouvelle église qu’il a construite à Littlemore, et qui fut terminée en 1836, on peut voir un autel surmonté d’un retable et d’une croix de pierre. Il n’y a rien introduit qui ne correspondait à la pratique de l’époque dans l’église d’Angleterre. Un an plus tard, Bloxam, qui fut le vicaire de Newman de 1837 à 1840, a doté l’autel deux chandeliers dorés, copie de ceux que l’on peut voir à la chapelle de Magdalen College et de quelques autres objets qui devinrent, par la suite, courants dans la plupart des églises.

L’évolution liturgique de Newman a commencé dans les conversations qu’il avait avec Froude et s’est développée à mesure qu’il devait se livrer à l’étude pour poursuivre la publication des Tracts et approfondir ses sermons. Il possédait peu de livres liturgiques dans sa bibliothèque et l’on peut affirmer qu’une étape importante a été franchie lorsque, à la mort de Froude, il a reçu en souvenir l’édition du Bréviaire de ce dernier.

b) Une portée pastorale

Plus que dans l’étude, il semble que la sensibilité liturgique de Newman se manifeste dans sa vie de pasteur. Contrairement à une fausse image que l’on a parfois tracée de lui, il n’a pas été le savant isolé dans sa tour d’ivoire. Toute sa vie, depuis son ordination diaconale dans l’église anglicane jusqu’à sa mort en 1890, Newman a été un pasteur d’âmes.

Dans sa période anglicane, la réflexion constante sur l’essence de ce qu’il appelait The Church catholic a renforcé sa conviction que la liturgie est au centre de la foi et de la mission pastorale de l’Eglise. Ceux qui ont assisté aux offices qu’il célébrait, à Saint Clement’s d’abord, à Saint Mary’s et à Littlemore ensuite, ont pu expérimenter combien pour lui, la liturgie était la foi célébrée et transmise. Les offices quotidiens et la célébration eucharistique était pour lui l’essence même de la vie paroissiale. Dans les visites systématiques et assidues aux paroissiens, il insistait très fort sur la participation aux offices et à l’implication des fidèles dans la vie liturgique de l’Eglise. Pour lui, toute négligence ou omission dans la pratique liturgique était un manquement aux devoirs qu’à l’Eglise envers Dieu et les fidèles. Il exprime clairement cette conviction dans le Tract 75, dont il est l’auteur, et qui est intitulé The Daily Service.

La piété qui l’animait durant les célébrations n’a pas échappé à ses contemporains. Il attachait une grande importance à ce que nous appelons aujourd’hui la Liturgie de la Parole et transmettait sa dévotion par sa manière de célébrer et de prêcher. Grâce à son action pastorale, de plus en plus de fidèles assistaient aux offices, ce qui lui permettait de développer de plus en plus les célébrations liturgiques.

Avec prudence, il envisagea une célébration eucharistique hebdomadaire à Saint Mary’s, ce qui n’était pas dans les habitudes de l’époque. Il y avait pensé depuis 1836, mais ce n’est qu’à Pâques de l’année 1837 qu’il put réaliser son vœu avec, pour cette première fois, la participation de trente-six fidèles.

De même l’office divin, recommandé de manière quotidienne par le Prayer Book, mais souvent extrêmement négligé, retrouva sa place à Saint Mary’s. Matins et Evensong redevinrent des offices quotidiens à partir de 1834. A Littlemore, à partir de 1836, Newman ou l’un de ses vicaires se rendaient chaque jour à l’église pour l’Evensong.

Une autre pratique prévue par les réformateurs, mais tombée presque complètement en désuétude, fut remise à l’honneur, non sans critiques, au Carême de 1838 : la confession individuelle. Tout, dans la liturgie de Newman, avait essentiellement une vue pastorale.

A une époque où les sermons étaient souvent longs, redondants et peu stimulants pour la vie des fidèles, la prédication de Newman frappaient par leur profondeur, leur caractère spirituel et leur sincérité, qui invitaient ainsi les fidèles à mener une vie digne de leur foi. Selon les auditeurs, ils allaient droit au cœur et semblaient rencontrer les conditions de vie de chacun des fidèles. La devise cardinalice de Newman, Cor ad cor loquitur, résume à elle seule l’impact de son ministère. Les sermons paroissiaux de l’Evensong du dimanche ont été l’un des principaux agents de la réputation de Newman à Oxford. Ils attiraient les foules, et en particulier les étudiants.

Même si Newman n’a pas axé l’essentiel de sa réflexion sur la liturgie, l’influence de celle-ci transpire dans ses sermons. L’Eglise est, pour lui, la communauté de la louange : la Church catholic[5] est par nature sacramentelle et liturgique. L’un des critères essentiels pour vérifier l’authenticité d’une église et la qualité de sa liturgie, d’où sa volonté de restaurer l’observance de toutes les prescriptions du Prayer Book. Ce critère, dans un premier temps, lui semble suffisant : il voit son église comme revêtue de l’autorité et le Prayer Book comme organe de cette autorité.

Cependant, graduellement, il progresse vers une compréhension plus exigeante du rôle et du contenu de la liturgie. A mesure que croît son sens de la liturgie, il s’intéresse non seulement aux origines du Prayer Book, mais aussi aux limites de celui-ci. Influencé, à des niveaux différents, par Froude, Lloyd, Palmer, Keble et Pusey, il acquiert une vue nettement plus large du fondement liturgique de l’Eglise.

Sous l’influence de Froude, en particulier du Tract 63, il distingue la structure spécifique des prières eucharistiques en Orient et en Occident. Il comprend alors plus clairement que c’est l’Eglise de Rome qui a gardé et maintenu l’Eucharistie dans son intégralité, quel que puissent être les pratique dévotionnelles attachées à celle-ci.

Son étude de la liturgie va orienter de plus en plus ses pas vers Rome, à mesure que le mouvement tractarien poursuit son chemin et qu’avec Froude et d’autres compagnons, il approfondit sa connaissance de la liturgie romaine. Un pas décisif sera franchi lorsqu’à la mort de Froude, en souvenir de celui-ci, il reçoit l’édition du bréviaire romain. Pour la première fois, il peut se livrer à une étude en détails des offices du bréviaire, ce qui provoque en lui une grande admiration. Il se met alors à les réciter. On peut dire que le bréviaire a joué un rôle capital et formatif dans l’évolution de Newman. Il a marqué sa vie et l’a édifié.

Dans ce développement de sa pensé, la découverte du bréviaire a contribué, comme nous le verrons plus loin, à changer le regard, jusque là extrêmement critique, qu’il jetait sur l’Eglise de Rome.

c) L’Eucharistie

C’est également dans les sermons que l’on découvre la plus belle expression des convictions de Newman concernant la célébration de l’Eucharistie et du sens de ce qu’il nomme le ministère eucharistique de l’Eglise. Sa pensée s’appuie à la fois sur l’Ecriture et les écrits de Pères. Comme autrefois les Caroline divines, théologiens écossais du XVIIIe siècle, que l’on peut considérer comme les précurseurs du renouveau catholique dans l’église anglicane, il professe la foi en la présence réelle. Il est suivi en cela par la plupart des tractariens, comme d’ailleurs dans la foi au caractère sacrificiel du sacrement, même si les l’expression de celle-ci varie en fonction des auteurs.

Timide dans les premiers sermons, l’affirmation de ces convictions va grandissante et trouve son apogée dans l’exposé de la théorie de William Wilberforce, l’un des initiateurs du renouveau évangélique, sur l’offrande que fait le Christ de Lui-même dans l’Eucharistie.

Pusey lui-même embrayera cette conviction dans le Tract 81, en présentant la vision antique du sacrifice impétratoire, c’est-à-dire offert pour obtenir de nouveaux bienfaits, qui cependant ont été mérités autrefois par le Christ.

d) Le bréviaire

La découverte du bréviaire a contribué à changer le regard, jusque là extrêmement critique, qu’il jetait sur l’Eglise de Rome. Il a ouvert une fenêtre en direction de cette Eglise et l’a incité à la connaître davantage. Il avait l’intuition claire qu’en dépit de ses réticences, cette Eglise possédait un attrait particulier si le bréviaire était l’expression de sa vie spirituelle.

Le rencontre du bréviaire a signifié, pour Newman, sa première rencontre « de l’intérieur » avec la liturgie romaine et lui a fourni l’occasion de se livrer pour la première fois à l’étude approfondie d’un livre liturgique. Il a fait l’expérience d’un attrait et d’un enrichissement de la vie spirituelle que n’avait jamais pu lui apporter le Prayer Book, tant pour sa vie liturgique que spirituelle.

Le contenu du bréviaire le séduisait à bien des égards : il aimait la récitation du psautier en une semaine et la beauté des antiennes. Pratiquement toute l’Ecriture était lue à l’office des matines, ou du moins l’aurait été si les fêtes et commémorations de saints ne venaient pas constamment interrompre le cursus ordinaire. Il aimait les homélies des Pères du troisième nocturne. Les lectures hagiographiques, même si elles appelaient une sérieuse révision, lui donnaient un aperçu de l’histoire de l’Eglise et de son chemin spirituel. Tout au long de l’année, le cursus des offices célébrait avec une grande richesse de textes tant les temps liturgiques que le temps ordinaire, marqué ponctuellement par la célébration de fête du Seigneur, de la Sainte Vierge et des saints. Les moments de la journée se trouvaient eux-mêmes sanctifiés dans le cycle quotidien des offices. Antiennes, versets, répons, tout contribuait à l’enrichissement de la prière liturgique du bréviaire. Et par-dessus tout, Newman aimait les hymnes.

Son intérêt grandissant pour la liturgie, tant dans le soin apporté à la célébration des offices anglicans que dans son intérêt pour la liturgie romaine, a clarifié de plus en plus sa perception de la Church catholic, la véritable Eglise du Christ. Il a clairement compris la corrélation entre la liturgie que célèbre la communauté et son identité ecclésiale. Ce que le Père Alcuin Reid, dans son chef d’œuvre de synthèse, appelé The Organic development of the Liturgy[6], Newman l’a compris comme constitutif de l’identité même de l’Eglise et de son caractère d’Eglise unique du Christ.

Il y a une interaction constante entre liturgie et foi : la prière de l’Eglise, tout au long de son histoire, exprime sa foi telle qu’elle la proclame et la précise, et c’est la foi qui est à la source de la liturgie. La liturgie a une fonction normative pour former à la foi. Newman était très sensible à la manière dont la foi de l’Eglise s’est développée de manière systématique. C’est, en partie, en découvrant la liturgie et la manière dont elle exprime la foi de l’Eglise, qu’il est parvenu à cette intuition. La liturgie, dans son évolution, porte en elle l’évolution de la foi de l’Eglise. Elle exprime la foi de l’Eglise, et c’est cette foi qui lui donne son contenu.

La théologie liturgique n’était guère à l’honneur au début du XIXe siècle, elle a été remise à l’honneur à partir du milieu de celui-ci, ainsi qu’au XXe. Pour le théologien du XIXe, la liturgie était souvent une partie de la vie de l’Eglise qui existait par elle-même et consistait à rendre à Dieu le culte qui lui est du, sans pour autant toucher à la théologie. Chez Newman, la théologie liturgique, l’intuition citée plus haut, est implicite, elle transparaît nettement dans ses sermons : la liturgie en tant que telle, exprimée dans les principaux livres liturgiques, est bel et bien un locus theologicus.

Newman a tenté trois fois de traduire le bréviaire : deux fois le romain, une fois le bréviaire de Sarum, en usage autrefois dans les îles britanniques. Chacune de ces tentatives a avorté. A Littlemore, même lorsqu’il éprouvait encore de graves réticences vis-à-vis de Rome, la récitation du bréviaire rythmait la journée de la communauté, même si les offices anglicans continuaient d’être récités publiquement. Cette pratique n’allait pas sans créer des difficultés chez certains compagnons de Newman, qui devaient faire face aux rubriques de l’Office romain et à sa longueur.

Le bréviaire a fasciné Newman et l’a accompagné fidèlement sur le chemin de la conversion.

A l’apogée du mouvement tractarien, Newman adoptait sans doute la position autrefois tenue par Palmer, qui voyait le Prayer Book anglican dans la continuité du développement organique de la liturgie de l’Eglise, dans la ligne des grandes liturgies traditionnelles. A la période de Littlemore, à l’instar du Tract 63, dont Froude était l’auteur, il a réalisé la rupture radicale de l’œuvre de Cranmer par rapport à la liturgie catholique : Matins et Evensong, entre autres, n’étaient que des versions réduite à l’excès et expurgées des offices du bréviaire. Aidé par la prière quotidienne du bréviaire, il en est venu, non sans angoisses et conflits intérieurs, à identifier l’Eglise qui avait construit cette prière comme la véritable Eglise fondée sur les Apôtres. La comparaison des deux liturgies a été décisive dans le choix qu’il a dû faire entre l’église d’Angleterre et celle de Rome. Il voyait clairement que l’église dans laquelle il avait été baptisé et ordonné ne pouvait prétendre détenir l’autorité et l’apostolicité, et que sa liturgie manquait du caractère réellement catholique qui faisait l’objet de sa recherche. L’Eglise de Rome, par contre, en dépit des défauts qu’il lui trouvait, possédait toutes ces qualités, jusques et y compris une liturgie intégrale.

e) Le temps liturgique

Les sermons paroissiaux révèlent également un sens profond de l’année liturgique, articulée autour des mystères de l’Incarnation et de Pâques. Les temps liturgiques, de même que les fêtes, sont le sujet de nombreuses prédications. On y note également la présence de sermons pour les fêtes de saints, en particulier des apôtres, que Newman considère comme les piliers de la fondation de l’Eglise. Rien que pour l’année 1830, par exemple, on note un sermon sur Pierre, Jacques le Majeur, Barnabé, Barthélemy, Matthieu, Marc, Luc, Jean et Marie-Madeleine.

A côté des mystères et des fêtes, on note aussi des sermons qui traitent de la liturgie en tant que telle : vingt-six d’entre eux n’ont jamais été publiés. Une série de dix sermons, prêchés en 1830, est d’un intérêt tout particulier. Le premier d’entre eux traite de l’Eucharistie, action de grâce, en tant qu’essence de toute la louange chrétienne. Le prédicateur reprend ce thème et démontre la nécessité de textes établis et autorisés dans l’Eglise. Les trois suivants parlent du caractère enseignant de la liturgie, comme véhicule de la doctrine, selon la maxime connue Legem credendi statuat lex orandi. Les cinq derniers mettent l’accent sur la formation aux vertus que donne la liturgie : elle forme le caractère du chrétien en lui instillant la foi, l’espérance, le respect, l’abnégation et la charité. Newman insiste particulièrement sur l’observance du Carême dans le neuvième d’entre eux.

Entre 1831 et 1841, 41 sermons traitent du Carême. En 1828, il prêche six sermons sur le baptême, la confirmation et l’eucharistie.

Le sens liturgique profond de Newman n’est pas seulement à chercher dans les sujets de sa prédication, mais bien davantage dans le style et la structure de ceux-ci. Il ne s’agit pas de longues démonstrations théoriques, mais bien d’authentiques homélies basées sur la sainte Ecriture. Nous citerons à ce propos Placid Murray , qui les présente comme « fondamentalement dogmatique » en ce qu’ils récapitulent toute la tradition patristique de l’Incarnation, de la Rédemption et de la Trinité.

Nous pouvons y distinguer cinq intuitions de base, révélatrices de toute la conception qu’à Newman de la liturgie comme centre de la vie de l’Eglise :
– la conception du cycle pascal comme le temps sacramentel par excellence,
– la vision eschatologique du temps : les derniers temps inaugurés par la Résurrection du Christ jusqu’à son retour,
– le sentiment intérieur qu’éveille chez le chrétien la célébration des mystères,
– la présence du Ressuscité à son Eglise,
– la vision de l’histoire humaine comme histoire du Salut.

Déjà à l’honneur dans le Prayer Book, le temps liturgique trouve chez Newman une systématisation et une valeur d’enseignement et d’évangélisation, qui vise à former le chrétien et la communauté.

Conclusion

En guise de conclusion, nous citerons l’Apologia pro vita sua. Lorsqu’il en arrive à décrire la charnière entre les deux principales périodes de sa vie, le nouveau bienheureux, avec l’art des formules qui le caractérise, nous livre cette synthèse de son évolution vers la l’Eglise romaine et sa liturgie :

Je la regardais (l’Eglise de Rome) : avec ses rites, ses cérémonies et ses prescriptions, et j’ai dit « ça, c’est la religion ». Puis j’ai jeté un regard sur notre pauvre église anglicane, pour laquelle j’avais travaillé avec tant de zèle et à laquelle j’appartenais inconditionnellement. Et malgré mes tentatives de lui donner une base doctrinale et esthétique, elle me semblait la pire des inconsistances.

Abbé Jean-Pierre Herman
Conférence au Circolo culturale John Henry Newman, Seregno (Lombardie), le 12 novembre 2010.
Traduit de l’italien.

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Pour approfondir le sujet :
Bibliographie
Ouvrages en langue française
• Keith Beaumont, Petite Vie de John Henry Newman, Desclée de Brouwer, 2005
• Louis Bouyer, Newman, sa vie, sa spiritualité, Éditions du Cerf, 2009 (1ère édition 1952)
• Louis Bouyer, Newman, le mystère de la foi : Une théologie pour un temps d’apostasie, Ad Solem, 2006.
• Henri Bremond, Newman, essai de biographie psychologique, Librairie Bloud et Gay, Paris, 1932, 8e éd. (1re éd. 1906)
• Owen Chadwick , John Henry Newman, Éditions du Cerf, 1989
• Louis Cognet, Newman et la recherche de la vérité, 1967
• Christopher Dawson, Newman et la modernité : l’épopée du Mouvement d’Oxford, Ad Solem, 2001
• Charles Stephen Dessain, Présence de Newman. Thèmes spirituels, Éditions du Cerf, 1993
• Charles Stephen Dessain, Pour connaître Newman, Ad Solem, 2002
• Ramon Fernandez, Newman, Ad Solem, 201023
• Pierre Gauthier, Newman et Blondel : Tradition et développement du dogme, Éditions du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 1988
• Jean Honoré, La Pensée christologique de Newman, Desclée de Brouwer, 1996
• Jean Honoré, John Henry Newman, Un homme de Dieu, Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2003
• Jean Honoré, John Henry Newman : le combat de la vérité, Éditions du Cerf, 2010
• Jean Honoré, La Pensée de John Henry Newman, Ad Solem, 2010
• Bertrand de Margerie, Newman face aux religions de l’humanité, Parole et Silence, Genève, 2001
• Jean Stern, Bible et tradition chez Newman, Éditions Aubier, 1967
• Xavier Tilliette, La Mémoire et l’Invisible, Ad Solem, 2002
• Xavier Tilliette, L’Église des philosophes, Éditions du Cerf, 2006
• Collectif, Le cardinal Newman, Téqui, 1985
Article en langue française
• Bernard Dupuy, op, « John Henry Newman », Encyclopaedia universalis
Autres langues
• (en) Avery Dulles, John Henry Newman, 2002
• (en) James, ed. Collins, Philosophical Readings in Cardinal Newman, Editions Regnery (en), Chicago, 1961
• (en) Ian Ker, John Henry Newman: A Biography, Oxford, New York N.Y., 1988 (ISBN 0192827057)
• (en) Placid Murray, Newman the Oratorian; his unpublished Oratory papers. Edited with an introductory study on the continuity between his Anglican and his Catholic ministry, Dublin, 1969.
• (en) Jay Newman (en), The Mental Philosophy of John Henry Newman, Presse universitaire Wilfrid Laurier (en), Ontario, Canada, 1986 (ISBN 0889201862)
• (en) Thomas J. Norris, Newman and His Theological Method: A Guide for the Theologian Today, E. J. Brill, Leiden, 1977 (ISBN 9004048847)
• (en) J. H. Walgrave, Newman the Theologian: The Nature of Belief and Doctrine as Exemplified in His Life and Works, Geoffrey Chapman (en), Londres, 1960
• W. Ward, The Life of John Henry cardinal Newman, Londres, 1912

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Notes :    (↵ reviens au texte)
  1. Terme anglais qui désigne le curé et, dans le langage populaire, tout prêtre. Paradoxalement, le vicaire, lui, est désigné par le terme curate.
  2. Maisie Ward, Young Mr. Newman, New York, 1948, p. 111, cité par Louis Bouyer, Newman, sa vie, sa spiritualité, Éditions du Cerf, 2009 (1ère édition 1952).
  3. Lit. écharpe, sorte d’étole évasée à ses bords, que les ministres anglicans portent sur le surplis comme habit de chœur et aussi lorsqu’ils célèbrent la liturgie.
  4. Lit. capuchon. Ce capuchon large est porté par les titulaires de titres académiques. La combinaison des étoffes et des couleurs permet de voir le titre qu’ils portent et l’université qui le leur a conféré. Les ministres anglicans le portent sur le surplis.
  5. Newman désigne par ce terme l’Eglise universelle, indivise, à la différence du terme Catholic Church qui, lui, désigne l’Eglise de Rome.
  6. Le développement organique de la liturgie. Alcuin Reid, The Organic Development of the Liturgy: The Principles of Liturgical Reform and Their Relation to the Twentieth-Century Liturgical Movement Prior to the Second Vatican Council, San Francisco, 2004.
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3 réflexions au sujet de “Newman et la Liturgie”

  1. Merci pour votre travail en ce temps d’étouffement de la liberté religieuse et de la liberté de conscience par le clergé lui-même à l’intérieur de l’Église.

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