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La Schola Sainte Cécile chante dans la basilique Saint-Pierre de Rome au Vatican

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Les Petits Chantres de Sainte Cécile - maîtrise d'enfants

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Une tradition liturgique d’Avent : la “Messe d’Or”

La Messe d’Or est le nom autrefois donné à la Messe du Mercredi des Quatre-Temps de l’Avent. Liturgia remercie vivement M. l’Abbé Jean-Pierre Herman de nous partager cette étude liturgique et historique sur ce point oublié de notre tradition occidentale

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Messe d'Or du Mercredi des Quatre-Temps de l'Avent - L'Annonciation par Philippe de ChampaigneDans un article de 2009, Gregory di Pippo montre le caractère “à rebours”, des évangiles des dimanches du temps de l’Avent dans le missel tridentin. Le premier dimanche commence avec la fin des temps (Lc 21, 25-33), puis nous découvrons Jean-Baptiste et sa question sur l’identité de Jésus, “Es-tu celui qui doit venir ?” (Mt 11, 2-10) pour le retrouver, le troisième dimanche, au tout début de sa mission, “Je suis la voix de celui qui crie dans le désert” (Jn 1, 19-28). Ce n’est que dans la troisième semaine que les textes se tournent vers le mystère de l’Incarnation.

La préparation immédiate à Noël, en effet, commence le mercredi des Quatre-Temps, avec la lecture de l’évangile de l’Annonciation. (Lc 1, 26-38).

Les Quatre-Temps

Les Quatre-Temps, nous le savons, sont des périodes de jeûne, de pénitence et de prière au cours de l’année liturgique.

Leur but originel était de rendre grâce à Dieu pour les fruits de la terre, d’apprendre aux hommes à en faire un bon usage et à secourir ceux qui sont dans le besoin.[1]

Les Quatre-Temps comptent parmi les usages les plus anciens de l’année liturgique et remontent aux tout premiers temps de l’Église romaine. Ils sont plus anciens que l’Avent et le pape saint Léon (vers 450) nous a laissé toute une série de beaux sermons des Quatre-Temps. C’était originairement une fête d’action de grâces pour les récoltes. Il n’y en avait que trois, après chacune des trois récoltes principales : le blé, le vin et l’huile — les plus importants symboles naturels de la liturgie. Les fidèles apportaient à l’Offrande la dîme de leurs récoltes, pour les besoins du Sacrifice, de l’Église et des pauvres — et ceci est un exemple pour nous. Néanmoins ces époques sont aussi des jours de renouvellement spirituel. L’homme, au milieu de ses occupations matérielles, oublie trop facilement ses intérêts éternels ; c’est pourquoi il est bon qu’à chaque saison il se rappelle la pensée de Dieu et fasse réflexion sur l’état de son âme.[2]

Observés à Rome dès l’Antiquité, ils se sont ensuite répandus dans toute l’Eglise latine à des périodes diverses[3].

Il semble que le jeûne solennel des Trois-Temps ait été, à l’origine, spécial à l’Église romaine, à laquelle les autres diocèses latins l’empruntèrent plus tard. Saint Léon Ier en explique bien la signification, spécialement à l’occasion des jeûnes de décembre, observant que, au terme des saisons, et avant de toucher aux provisions d’hiver, il convient vraiment d’en offrir les prémices à la divine Providence, par une libation volontaire d’abstinence et d’aumône.[4]

La première source à faire mention de cette pratique est le Liber pontificalis attribué au pape Calliste Ier (217-222), mais d’après saint Léon le Grand et d’autres auteurs, la pratique remonte à l’époque apostolique.

L’introduction de cette pratique dans l’Église chrétienne semble remonter aux temps apostoliques ; c’est du moins le sentiment de saint Léon, de saint Isidore de Séville, de Rhaban Maur et de plusieurs autres écrivains de l’antiquité chrétienne : néanmoins, il est remarquable que les Orientaux n’observent pas ce jeûne.[5]

On les trouve pour la première fois au nombre de quatre dans les écrits de Philastère de Brescia (+ vers 387). Saint Léon les associe à chacune des saisons de l’année. On parle de jejunium vernale, aestivum, autumnale et hiemale puis, avec le temps, placés à proximité d’une des grandes fêtes de l’année (Noël, Pâques, Pentecôte et saint Michel).

Le jeûne était assigné au mercredi, vendredi et samedi de la semaine.

Ordination sacerdotales au samedi des Quatre-Temps : la communion des nouveaux prêtresC’est sous le pontificat du pape Gélase Ier (492-496) que l’on commença à assimiler ces jours avec les ordinations. Le jeûne et les prières revêtirent dès lors un caractère particulier : l’Eglise tout entière intercédant pour ceux qui vont prochainement recevoir les ordres sacrés.

Dans la circonstance il y avait en outre un motif spécial. Une antique tradition réservait au mois de décembre les ordinations des prêtres et des diacres, et, selon l’usage introduit par les apôtres eux-mêmes, le peuple chrétien devait, au moyen du jeûne et de la prière, s’associer à l’évêque pour obtenir que le Seigneur fît descendre en abondance les dons sacerdotaux sur la tête des nouveaux ministres de l’autel.

En effet, les intérêts suprêmes du peuple chrétien dépendent en grande partie de la sainteté du clergé ; et puisque l’Écriture nous enseigne que le châtiment le plus terrible infligé par Dieu aux nations prévaricatrices consiste à leur donner des pasteurs et des chefs semblables à elles-mêmes, il est évident que l’ordination des ministres sacrés n’est pas une affaire intéressant exclusivement l’évêque et son séminaire, mais d’une importance décisive et suprême pour toute la famille catholique.

C’est pourquoi les Actes des Apôtres mentionnent les jeûnes solennels et les prières publiques qui précédèrent l’ordination des sept premiers Diacres et, ensuite, la mission de Paul et de Barnabé à l’apostolat parmi les Gentils. Aujourd’hui, après tant de siècles, cette discipline n’a subi aucun relâchement essentiel.[6]

A Rome

Basilique de Sainte-Marie-Majeure, RomeLa messe stationale du pape, comme on peut le lire encore aujourd’hui dans les missels, suivait les quatre fois le même ordre. Le mercredi, le pontife célébrait à Sainte-Marie-Majeure, le vendredi aux Saints Apôtres et le samedi à Saint-Pierre, où il conférait les ordinations aux candidats. Ecoutons, à ce propos, Dom Guéranger, dans son introduction :

Aujourd’hui, la station – comme il est de règle au mercredi des Quatre-Temps, est dans la basilique libérienne[7], pour mettre les nouveaux lévites sous le céleste patronage de celle que les Pères appelèrent la Vierge-Prêtre, temple où le Verbe incarné lui-même reçut l’onction sacerdotale du divin Paraclet.

Autrefois, la procession du clergé et du peuple se rendait au temple de Libère en partant de Saint-Pierre-aux-Liens et traversait, au chant suppliant des litanies, la Suburra, le Viminal et l’Esquilin. Après la collecte d’entrée à Sainte-Marie-Majeure, un secrétaire papal (scriniarius) annonçait au peuple, du haut de l’ambon, les noms des futurs ordinands :
Auxiliante Domino et Salvatore nostro Iesu Christo, eligimus hos N.N. diaconos in presbyteratum. Si igitur est aliquis a qui contra hos viros aliquid scit de causa criminis, absque dubitatione exeat et dicat : tantum memento Communionis suae.[8] [9]

Les textes de la messe étaient sensiblement ceux que nous trouvons encore aujourd’hui dans le missel tridentin et ses éditions postérieures, nous en traiterons dans un prochaine article sur les messes Rorate.

Comme le dit très justement Dom Ursmer Berlière :

La liturgie du mercredi des Quatre-Temps de l’Avent, qui est jour de station à Sainte-Marie-Majeure, rappelle dans ses différentes parties le mystère de l’Annonciation. De là à faire de cette férie une fête de la Vierge, il n’y avait pas loin.[10]

Ruper de Deutz nous a laissé, à ce propos, un très beau commentaire :

Le premier jour de ce jeûne (des Quatre-Temps), on célèbre de manière tout à fait appropriée à Sainte-Marie-Majeure, car il est clair que tout l’office de ce jour est tourné vers ce temple du Seigneur dans lequel le Seigneur, dans la totalité de son être, en y faisant sa demeure pendant neuf mois, a daigné se faire homme. En effet, on y lit dans l’évangile le mystère de l’Annonciation ou Incarnation du Seigneur, proclamé autrefois par les trompettes des prophètes, rendu présent par les anges, reçu dans la foi par la Vierge sainte et accompli dans son sein virginal.

Une coutume monastique

Moines chantant l'office.La tradition liturgique des Quatre-Temps a été adoptée en Gaule aux environs du VIIIème s. et c’est là qu’à partir du XIIème s., on commença à donner au mercredi de la troisième semaine d’Avent un caractère de fête mariale.

Dom Berlière parle d’une coutume monastique des XIème et XIIème s., mais qui restait peut-être fidèle à une tradition plus ancienne[11]. On accordait, dans les monastères, une importance toute particulière à l’évangile de l’Annonciation à l’office des vigiles. Contrairement à l’habitude, qui veut qu’on en lise seulement les premiers versets avant l’homélie, la lecture de celui-ci se faisait en entier “par respect pour l’Incarnation de Notre Seigneur”[12]. S’ensuivait un sermon de l’abbé sur le mystère de l’Incarnation. Le corpus monastique a gardé un grand nombre de ces textes, dont les plus célèbres sont à coup sûr les quatre homélies de Saint Bernard Super missus est. Une partie de la quatrième est toujours lue aujourd’hui dans l’office d’après la réforme de Vatican II, à la date du 18 décembre.

A partir du XIIème s., on accompagna cette lecture du même cérémonial qu’à la messe. Il était lu par un clerc paré des ornements, avec l’encens et les cierges. Les différents coutumiers monastiques détaillent les usages locaux. Ceux-ci ont en commun que toute la communauté était tenue d’assister à l’office, “y compris les infirmes en état de quitter le lit”.

On trouve la même habitude du chant solennel de l’évangile du Missus dans les cathédrales et les collégiales à peu près à la même époque. De nombreux textes en détaillent les usages particuliers. Dom Berlière cite les manières différentes de procéder selon l’endroit :

A Bayeux, le chant est exécuté par un prêtre revêtu des ornements sacrés, accompagné d’un diacre et d’un sous-diacre, et tenant en main un rameau de palme, et ces rites se retrouvent à Rouen, Paris, Saintes, Noyon, Meaux et ailleurs. A Exeter, en Angleterre, au XIVème siècle, c’est le diacre revêtu de l’étole et du manipule, qui va solennellement chanter l’évangile au pupitre. Au XVIIIème s., à la cathédrale de Bourges, l’évangile est chanté solennellement par un diacre revêtu d’ornements blancs, tandis que c’est un prêtre qui chante l’homélie. N.-D. de Chartres avait la lecture de l’évangile Missus est en entier, comme à Sens, suivi du Salve Regina, puis de l’homélie.[13]

Di Pippo, quant à lui, décrit le cérémonial élaboré du rite de Sarum :

Le diacre s’avance avec le sous-diacre, (tous deux) vêtus de blanc… avec une palme de terre sainte dans la main et accompagné des thuriféraires et des céroféraires… Il encense l’autel. Il s’avance alors vers l’ambon par le milieu du chœur et proclame l’annonce de l’évangile… avec les céroféraires à ses côtés…et il tient la palme dans la main pendant qu’il lit l’évangile.

Il mentionne également qu’aux laudes, on omet tous les éléments qui rappellent la pénitence, comme les prières fériales et les prostrations.[14]

Laquelle des deux traditions – séculière ou monastique – a précédé l’autre demeure une question ouverte.

La solennité s’accentua graduellement. A partir du XIVème s., les textes témoignent de la popularité grandissante du Missus, qui devint l’objet de nombreuses fondations pieuses. Au cours du XVème, on fit passer la lecture solennelle de l’évangile de l’office des matines à la messe du jour. Celle-ci, cependant, commençait très tôt, à l’issue de l’office. Elle était célébrée dans la pénombre à la lueur des cierges et se terminait alors que le jour pénétrait dans l’édifice. Plus tardivement, on y vit une illustration symbolique du mystère de l’Incarnation, le Christ, soleil levant, lumière d’en-haut qui vient nous visiter.[15] [16]

La fin du siècle vit naître – preuve de la popularité de la célébration – une pratique que Dom Berlière décrit ainsi :

Vers la fin du XVème siècle, l’évangile apparaît déjà dramatisé avec une mise en scène qui sent déjà la Renaissance, et qui devait plaire à un peuple simple et naïf, mais qui, en faisant parfois disparaître l’intelligence du mystère liturgique, ne servit plus qu’à satisfaire une curiosité émerveillée par la machinerie qui envahissait le sanctuaire.[17]

L’évangile était donc non seulement dialogué, comme on le fait pour la lecture de la Passion, mais aussi dramatisé. Le schéma, avec des variantes locales, était le même partout : le diacre lisait la partie narrative du texte, et deux autres lecteurs, qui avaient pris place à des endroits bien visibles du chœur, tenaient le rôle de la Vierge Marie et de l’Ange. Aux paroles Spiritus sanctus superveniet in te, une colombe se détachait de la voûte et, par un mécanisme adéquat, venait se placer auprès de la sainte Vierge. A certains endroits, on sonnait la cloche de l’Angelus pendant la lecture. Certains historiens de l’art pensent que beaucoup de toiles clair-obscur qui mettent en scène l’Annonciation reflètent la mémoire qu’avaient les artistes de cette célébration et des vêtements portés par l’ange.

De nombreuses sources sont truffées de détails sur les usages locaux. Berlière a reproduit in extenso le texte d’un coutumier de la cathédrale de Tournai du XVIème s., que nous pouvons considérer comme un exemple de la pratique générale. Nous le reprenons à notre tour en appendice. Il commence ainsi : S’ensuivent les cérémonies de ce qu’il y a à faire pour la célébration de la messe “Missus est Angelus”, vulgairement appelée “Messe d’Or”. On remarquera qu’on y mentionne le chant du Gloria à la messe, alors qu’il est normalement supprimé en Avent et, de surcroît, les jours de pénitence.

Missa aurea – messe d’Or

Initiale de l'introït de la Messe d'Or : Rorate

C’est pourquoi, depuis l’antiquité, cette messe a été très appréciée et appelée la messe d’or (missa aurea). Au moyen âge, on la célébrait avec une grande solennité. (Pius Parsch)[18].

La question qui demeure est l’origine de l’appellation « Messe d’Or ».

De nombreuses hypothèses ont été émises à ce sujet. La plus banale se réfère aux ors qui ornent la première lettre de l’introït dans certains missels. D’autres pensent qu’il s’agit d’une allusion à la lumière des cierges qui éclairent l’église et à l’avènement progressif de la lumière durant la messe, voire à la splendeur des rites qui accompagnaient la célébration.

Or, cette messe n’est pas la seule à avoir reçu le titre de “messe d’Or” au cours de l’histoire. Dans d’autres circonstances, on parle de la “messe d’Or de saint Grégoire”, de la “messe d’Or Humiliavit” en l’honneur des cinq plaies de Notre Seigneur. Le terme “d’or” fait ici référence à l’expression populaire qui veut qu’une chose exceptionnelle soit “en or” (on parle d’un métier en or, d’enfants en or.) Ce vocable est lié à l’efficacité particulière que le peuple accordait à cette messe. Il est très ancien et trouve son origine en Allemagne, où on le rencontre déjà en 1367. Il est passé en Hollande septentrionale, puis dans les territoires de l’actuelle Belgique. Berlière[19] cite une chronique monastique allemande où un moine écrit au Saint-Siège à propos d’une messe fondée par l’un des abbés de son monastère : quam ob suam magnificentiam auream vocamus[20].

La « messe d’Or » était donc une messe de supplication à laquelle on attacha une puissance toute particulière[21], très appréciée d’un peuple qui lui attribuait des grâces spéciales, avec parfois un brin de superstition.

Est-ce la Révolution et la suppression des collégiales, cathédrales et monastères qui a conduit à l’extinction de cette popularité ? Toujours est-il qu’au XIXème s., la “splendeur” de la messe d’Or semble avoir vécu. Dom Guéranger, dans son Année liturgique, n’y accorde que peu d’attention et n’en cite même pas les textes :

Comme il est rare que la messe des Quatre-Temps soit chantée hors des Églises où l’on célèbre l’office canonial, et aussi, pour ne pas grossir ce volume outre mesure, nous n’avons pas jugé à propos de donner ici le texte des messes des mercredi, vendredi et samedi des Quatre-Temps de l’Avent. Nous nous contenterons d’indiquer la station. Le mercredi, elle a lieu à Sainte-Marie-Majeure, à cause de l’évangile de l’Annonciation qui, comme on vient de le voir, a fait pour ainsi dire attribuer à ce jour les hon¬neurs d’une véritable fête de la Sainte Vierge.[22]

Dom Berlière, cependant, nous dit qu’à l’époque où il écrit (1920), la popularité de cette messe est encore grande en Belgique, dans les Pays Bas et dans le nord de la France.

Mais la messe d’Or reste bien vivante dans nos pays et le peuple y attache une vertu spéciale. En certains endroits, les fidèles ont coutume d’y tenir un cierge qu’ils tiennent allumé pendant toute la messe et que l’on conserve avec dévotion. Parfois même, on laisse dégoutter le cierge dans l’eau bénite dont on asperge les champs, les jardins et les fruits, le même usage se retrouve en Allemagne.[23]

Elle était surtout fréquentée pour l’heureuse issue des voyages, en souvenir de Marie et Joseph qui se sont mis en chemin pour Bethléem. En fonction de la géographie de ces pays, on l’appelait « messe des marins » en Hollande et en Flandre et « messe des voyageurs » en Wallonie.[24]

Le calendrier issu de la réforme de Vatican II a aboli les Quatre-Temps et donc la possibilité de célébrer la messe d’Or. Elle est peut-être encore célébrée dans certaines communautés ou paroisses qui célèbrent avec le missel de 1962, mais son lustre et sa popularité d’antan semblent avoir totalement disparu.

Abbé Jean-Pierre Herman

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Appendice : La messe d’Or à la cathédrale de Tournai au XVIème siècle

 

La Messe d'Or - Jean Fouquet, Annonciation, Heures d'Etienne ChevalierS’ensuivent les cérémonies et ce qu’il y a à faire pour la célébration de la messe Missus est Gabriel Angelus etc., vulgairement appelée la Messe d’Or :

Premièrement, le mardi après vêpres, le charpentier de ladite église disposera dans le sanctuaire du chœur, aux endroits qu’on lui indiquera, deux échafauds opposés l’un à l’autre et appropriés pour la cérémonie de la fête. Ils seront garnis de rideaux et revêtus d’étoffe de soie, par les soins du chasublier de l’église ; l’échafaud du côté de l’évêque servira à recevoir la bienheureuse Vierge Marie et celui du côté du doyen servira à recevoir et à renfermer l’Ange.

Item le même jour, celui qui est chargé de faire descendre le lendemain la colombe, visitera la cellule construite dans la haute galerie du chœur, préparera les cordes et disposera l’appareil muni de chandelles, au moyen duquel il figurera la descente du Saint-Esprit sous la forme d’une colombe, pendant qu’on chantera l’évangile, comme il sera dit ci-après. Il aura soin de faire descendre la petite corde de la clochette vers l’échafaud de l’Ange, afin qu’on puisse de là sonner le lendemain cette clochette au moment convenable.

Item, le lendemain, pendant les matines, les maîtres du chant auront soin de faire choix de deux enfants, ayant la voix douce et fort haute pour leur faire revêtir à la trésorerie, à huis-clos, à l’un un costume de reine, pour représenter la Sainte Vierge, et à l’autre des vêtements pour représenter l’Ange – vêtements donnés par le fondateur[25].

Après le chant de la septième leçon des matines, les deux jeunes gens, ainsi vêtus, partiront de la trésorerie, entreront dans le chœur par la porte principale, précédés de deux torches ardentes, Marie se tenant du côté de l’évêque, ayant en main un livre d’heures, et l’Ange du côté du doyen, portant de la main droite un sceptre d’argent doré. Ils s’avanceront ainsi lentement, dirigés respectivement par leurs maîtres jusqu’au maître-autel où ils s’agenouilleront et feront leur prière ; après quoi ils iront chacun à la place qui leur est destinée… puis on fermera les courtines.

Les deux porte-torches se placeront devant chaque tribune jusqu’à la fin de la messe.

Pendant qu’on chantera la huitième et la neuvième leçon, les clercs de la trésorerie prépareront le maître-autel comme on fait aux solennités des triples majeurs. On allumera toutes les chandelles du chœur.

Lorsque le célébrant s’approchera du maître-autel pour commencer la messe, on ouvrira avant le </em<Confiteor toutes les courtines de la tribune de la Vierge, laquelle paraîtra à genoux, priant dévotement et ayant son livre ouvert, sur un coussin placé devant elle ; mais la tribune de l’Ange demeurera fermée.

Lorsqu’on chantera le Gloria in excelsis Deo, les courtines de la tribune de l’Ange s’ouvriront. L’ange sera debout, tiendra en main son sceptre d’argent et gardera cette position jusqu’au moment de chanter l’évangile. La Vierge ne fera rien pour voir l’Ange, mais elle aura les yeux baissés et paraîtra attentive à son oraison.

Lorsque le moment sera venu de chanter l’évangile, le diacre et le sous-diacre, précédés des acolytes et de la croix, se rendront au lieu préparé à cette fin dans le sanctuaire. Le diacre chantera l’évangile Missus est Gabriel, et Marie et l’Ange chanteront leur partie comme elle est arrangée et notée dans le livre de cette cérémonie.

Lorsque l’Ange chantera les paroles de l’évangile, Ave gratia plena Dominus tecum, il fera trois inclinations à la Vierge : premièrement, au mot Ave, il inclinera la tête et le corps et se relèvera lentement ; puis à ces paroles, gratia plena, il fera une seconde inclination, fléchissant légèrement les genoux ; s’étant relevé, aux paroles Dominus tecum, qu’il chantera avec beaucoup de gravité, il fera une troisième inclination en posant les genoux en terre et ne relèvera qu’après avoir achevé le verset. Pendant ce temps, la Vierge ne bougera pas, mais lorsqu’elle devra chanter quomodo fiet istud, elle se lèvera, se tournera un peu vers l’Ange avec gravité et modestie, sans faire aucun autre mouvement. Lorsque l’Ange chantera Spiritus sanctus superveniet in te, il se tournera du côté de la colombe et la montrera. Aussitôt la colombe descendra de la haute galerie, entourée de cierges ardents, et viendra se placer devant le prie-Dieu de la Vierge pour y demeurer jusqu’au dernier Agnus Dei, et remonter lorsqu’il aura été chanté.[26]

Lesdits diacres, Marie et l’Ange chanteront ensemble l’évangile sur le ton qui est noté pour leur partie. Après l’évangile Marie se remettra à prier à genoux et l’Ange se tiendra debout jusqu’à la fin de la messe, en s’agenouillant cependant à l’élévation du corps du Seigneur.

Après l’Ite missa est, Marie et l’Ange descendront de leur estrade et retourneront à la sacristie avec les officiers et les enfants revêtus, précédés de flambeaux. Arrivés au vestiaire, ils prieront pour le repos de l’âme du fondateur.[27]

Dans son article, Mgr Voisin mentionne que ce cérémonial se pratiqua sans discontinuer pendant près de deux siècles, mais “quand la curiosité profane fit place à l’intérêt religieux, il fallut rendre au lieu saint une dignité que le public ne comprenait plus”. En 1620, on supprima le drame et en 1640, on plaça la messe à 9 h. du matin. Il ajoute que Bruges garda la dramatisation de l’évangile jusqu’en 1686, Bruges jusqu’à la fin du XVIIIè s. et Tielt jusqu’en 1839. Il ajoute qu’à l’époque où il écrit, la messe d’Or se célèbre toujours à la cathédrale, “avec les ornements, ornés de grosses broderies d’or, donnés par le fondateur.”[28]

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Notes :    (↵ reviens au texte)

  1. MESHMER F., « Ember Days » in : The Catholic Encyclopaedia, vol. 5, New York, 1909.
  2. PARSCH P., Le guide de l’année liturgique, tome I, Mulhouse, 1939, p. 119.
  3. La tradition fut introduite dans les Iles britanniques dès la fin du VIème s. avec la venue des bénédictins, en Gaule au VIIIème s., dans les pays hispaniques au XIème s. et saint Charles Boromée l’introduisit à Milan seulement au XVIème s.
  4. SCHUSTER, I., Liber Sacramentorum, vol; II, Bruxelles, 1929, p. 141.
  5. GUERANGER P., L’année liturgique, tome I, Paris-Poitiers, 1900, p. 229.
  6. SCHUSTER, Liber Sacramentorum, op.cit., p. 141.
  7. La tradition veut que la nuit du 4 au 5 août , la Vierge soit apparue en songe au pape Libère ainsi qu’à un riche patricien romain appelé Jean et à son épouse. Elle demandait qu’un sanctuaire soit érigé sur le lieu qu’elle avait choisi. Le lendemain, constatant qu’il avait neigé en plein mois d’août à l’endroit déterminé, le pape ordonna la construction d’une basilique, à laquelle on donna le nom de Sancta Maria ad nives (Notre-Dame aux neiges). Plus sûrement, nous savons que la basilique fut érigée par le pape Sixte III, afin de célébrer la fin du concile d’Ephèse, qui a reconnu à la Vierge Marie le titre de « Mère de Dieu ». Le nom postérieur de « Sainte-Marie-Majeure » vient du fait que ce édifice fut le tout premier lieu de culte de la chrétienté à être consacré en l’honneur de la Sainte Vierge.
  8. Tr. : Avec l’aide de notre Seigneur et Sauveur Jésus Christ, nous choisissons ces diacres N. et N. pour l’ordre du presbytérat. Si donc une personne présente sait que ces hommes sont coupables de quelque méfait, qu’il s’avance sans hésitation et le dise, sous peine d’excommunication.
  9. SCHUSTER, Liber Sacramentorum, op.cit., p. 142.
  10. BERLIERE U., La messe d’Or, in : Questions liturgiques et paroissiale, année 2020, pp. 211-216, Louvain, 1920, p. 211.
  11. Ibid., p. 212.
  12. Coutumier de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, à Paris, au XIVème s. (D. BOUILLART, Histoire de l’abbaye royale de Saint-Germain-des-Prés. Paris, 1724, p. CXL ; MARTENE, De antiquis monachorum ritibus ; Lib. II, cII, n.25).
  13. BERLIERE, art.cit., p. 211.
  14. DI PIPPO, art.cit.
  15. Lc 1, 78.
  16. BERLIERE, art.cit., p. 213.
  17. Ibid., pp. 212-213.
  18. PARSCH P., Le guide de l’année liturgique, tome I, op.cit., p.121.
  19. BERLIERE, art.cit., p. 210, note 2.
  20. BERLIERE, art.cit., p. 210, note 2. Tr. : Que nous appelons « d’or » en raison de son caractère magnifique. Il s’agit d’une citation du chroniqueur de l’abbaye de Hildesheim, qui parle de la fondation par l’abbé Hildebrand, reprise de Leibnitz, Script. Ver.Brnsw, tome II, p. 408.
  21. Ibid., p. 216.
  22. GUÉRANGER P., L’année liturgique, tome I, p. 231.
  23. BERLIERE, art.cit., p. 216.
  24. Ibidem., p. 211.
  25. La messe fut fondée par le Chanoine Pierre Cottrel (+1545) vers l’année 1545. Celui-ci fit une fondation similaire dans la collégiale Saint-Jacques de Bruges, dont il fut le curé.
  26. Le cérémonial explique ici la manœuvre de la clochette que doit tirer le maître de chant placé sur l’estrade de l’Ange, pour diriger les mouvements de celui qui doit faire descendre la colombe.
  27. Mgr Voisin, « Drames liturgiques à Tournai », Bull. de la société hist. Et litt. De Tournai, t.VI, 1856, pp. 265-275 ; Le Beffroi, t.I, 1863, pp. 172-175. Cité par Berlière, art.cit., pp.214-215.
  28. Cf. Ibidem, p.

Le Psautier de Bea : un épisode presque oublié des réformes sous Pie XII

Bréviaire de Pie XII avec le Psautier du cardinal BeaL’un des rares constats qui fait l’unanimité sur les différentes réformes de la liturgie des années 50-60 est qu’elles ont largement profité à une catégorie professionnelle : les éditeurs.

Nous en trouvons une illustration caractéristique dans la révision de la traduction sous Pie XII, dont le résultat fut l’édition d’un nouveau bréviaire que tous les clercs ont acheté pour l’abandonner très vite et revenir à l’ancienne version pour cause d’impraticabilité.

C’est la raison pour laquelle il est possible de trouver dans tous les vide-grenier et les librairies de seconde main de splendide bréviaire en reliure plein cuir et à la dorure intacte, mais avec une version latine des psaumes qui fut éphémère[1].

Les différentes versions du psautier

Saint Jérôme écrivant - Le Caravage (c 1605-1606)On date généralement du IIème siècle les premières traductions latines des textes bibliques, sur base de la LXX et des textes grecs qui constitueront plus tard le Nouveau Testament. On appelle généralement ces versions la Vetus latina, ou Veteres, selon que l’on considère qu’il y a eu une ou plusieurs traductions. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet ici. On considère que la version “européenne”, sur base de textes venus d’Afrique, date du IVème siècle. Ce latin biblique est une langue spécifique, éloignée du latin classique, par souci de littéralisme et de respect des termes d’origine grecque ou hébraïque.

Nous n’en possédons aucune version complète. On trouve çà et là des fragments, par exemple dans les citations de Cyprien de Carthage pour la version primitive. Pour les psaumes, dans la version dite européenne, la liturgie a gardé quelques citations dans les antiennes du missel romain, particulièrement certains introïts où l’on n’a pas remplacé le verset par la version de la Vulgate.

A la fin du IVème siècle, saint Jérôme réalisa une rapide révision du psautier, sans doute à la demande du pape saint Damase. Le résultat fut le psautier que l’on appelle aujourd’hui “romain”. Son usage fut réduit à la ville de Rome, en dehors de laquelle il ne fut jamais adopté. Ce fut la version utilisée à la Basilique Saint-Pierre jusqu’à la réforme liturgique de Vatican II.

Exilé en Orient, Jérôme fit une seconde révision qui donna le psautier dit gallican et une troisième à partir du texte hébreu. Le psautier gallican fut imposé à la chrétienté sous Charlemagne et devint la version utilisée dans la plupart des Offices monastiques ou locaux, pour devenir l’unique version après le Concile de Trente.

Ainsi a langue de saint Jérôme devint-elle le texte familier de l’Eglise romaine dans le chant quotidien de l’Office divin et dans la plupart des textes de la messe.

Une nouvelle traduction

Augustin, Cardinal Bea, SJ (1881 - 1968) du titre de Saint SabasLe pontificat de Pie XII fut marqué, on le sait, par un regain d’intérêt pour l’étude de l’Ecriture sainte. C’est dans la foulée de ce mouvement que le pape s’inquiéta de la discordance entre le latin du psautier et la langue classique qu’apprenaient les clercs dans leur formation. Il émit alors l’idée d’une nouvelle traduction des psaumes en latin classique, dans le but d’une meilleure compréhension de la prière de l’Office divin par ceux qui y sont astreints.

Il établit ainsi une Commission d’experts, dont le président était le Jésuite et futur Cardinal Augustin Bea, directeur de l’Institut biblique de Rome. C’est la raison pour laquelle on parle généralement du travail de la commission comme du Psautier de Bea.

Le Cardinal Bea et Rabbi HeschelLa nouvelle traduction fut promulguée en 1945 par le Motu proprio In cotidianis precibus[2]. Le pape y explique que l’étude critique moderne de la Bible hébraïque et des différentes traductions ont permis, aujourd’hui, de retrouver à de nombreux endroits le sens original d’expression qui, dans la Vulgate, demeurait obscures. Il a donc demandé cette nouvelle traduction “proche du texte primitif et plus fidèle”. Il la voulait aussi “plus proche des écrits des Pères et des Docteurs.”

Le Psautier de Bea n’était pas une révision des versions antérieures, mais une nouvelle traduction en latin classique à partir du texte hébreu. A titre d’illustration, nous livrons en appendice une excellente analyse comparative du premier verset du psaume I par Gregory di Pippo à partir des version de la Vulgate et de Bea.

Un accueil mitigé

Pie-XII sur la sedia gestatoriaLe but de la nouvelle version était louable : aider les clercs dans la prière de l’Office, par une meilleure compréhension des textes et ainsi favoriser leur intériorisation. Ainsi s’exprime le pape dans sa présentation :

Nous espérons que dorénavant tous puiseront dans la récitation de l’Office divin de plus en plus de lumière, de grâce et de consolation qui les éclaireront et les pousseront, dans ces temps si difficiles que traverse l’Eglise, à imiter ces exemples de sainteté que présentent avec tant d’éclat les psaumes. Nous espérons qu’ils y trouveront de plus en plus de force et qu’ils seront stimulés à entretenir et à réchauffer ces sentiments d’amour de Dieu, de force intrépide, de pieuse pénitence que le Saint-Esprit fait lever dans les âmes à l’occasion de la lecture des psaumes.[3]

La Cardinal Bea publia, deux ans plus tard, une brochure explicative du travail de la commission intitulé : Le nouveau psautier latin. Éclaircissements sur l’origine et l’esprit de la traduction.

Son Eminence le cardinal BeaC’était compter sans la nature même du travail. Il s’agit en fait d’un travail d’érudition, de techniciens, élaboré en vase clos par des spécialistes. Ce reproche, souvent adressé aux réformes récentes, s’applique tout à fait à notre sujet.

Les critiques ne se firent pas attendre. Les reproches majeurs pointaient du doigt un texte sorti de nulle part et le manque de familiarité avec la langue du nouveau psautier. Chacun s’accordait à y reconnaître un latin que n’aurait pas renié Cicéron, mais qui était très éloigné de la langue des Pères.

Toute personne de formation classique moyenne pouvait désormais comprendre immédiatement le sens des versets, mais il y manquait la poésie et le rythme du beau texte de la Vulgate. On comprenait aussi que l’on troquait un texte séculaire, signe de continuité dans la prière de l’Eglise, pour un texte entièrement neuf.

La conjonction entre la clarté de la langue et le renouvellement de la piété, désir principal du pape, était un échec. Adauget latinitatem, minuit pietatem, tel était, en résumé, l’opinion des commentateurs.

Un autre reproche, à ce qui précède, concerne l’aspect pratique de la nouvelle traduction et les manques de correspondance avec d’autres parties du bréviaire. Des capitules mentionnaient un versait de psaume, mais selon la Vulgate. On avait en outre conservé l’ancienne traduction pour les besoins du chant, notamment dans les antiennes. Or, lorsque l’antienne reprenait un verset du psaume chanté, on lisait deux versions différentes. Voici deux exemples :

Au deuxième nocturne des matines du dimanche, l’antienne du psaume est le premier verset :

Exsurge, Domine Deus, exaltetur manus tua.

Tandis que le psaume commence par :

Exsurge, Domine Deux, extolle manum tuam.

Le second, par contre, illustre mieux cette distorsion. Aux complies du dimanche, pour le psaume 4, l’antienne est le dernier verset du psaume :

In pace in idipsum dormiam et requiescam.

Tandis que le psaume dit :

In pace, simul ac decubui, obdormisco.

Frère Roger, prieur de Taizé, Max Thurian, le cardinal Bea et saint Jean XXIIILe pape Pie XII fit preuve de sagesse pastorale en encourageant seulement, mais sans l’imposer, la nouvelle traduction. Peu de communautés religieuses ou monastiques l’adoptèrent pour l’Office choral. Par contre, comme nous le disions plus haut, la plupart des clercs achetèrent la nouvelle édition du bréviaire et investirent dans une œuvre éphémère. Certains la gardèrent, d’autre retournèrent vite au texte de la Vulgate. Jean XXIII avait le psautier de Bea en horreur et, dès le début de son pontificat, refusa son utilisation lors des liturgies pontificales. Lorsqu’en 1962, une édition révisée du bréviaire fut publiée, on reprit le texte antique, donnant ainsi un coup de grâce au travail de la Commission.

Que reste-t-il ?

Le concile Vatican II - 11 octobre 1962 : entrée de saint Jean XXIII porté sur la sedia gestatoriaLe travail fourni par les membres de la commission fut énorme. Cela rend d’autant plus triste l’échec de cet épisode, que Grégory di Pippo appelle “l’un des plus insipides du pontificat de Pie XII”.

Qui parle encore aujourd’hui du Psautier de Bea, sinon quelques historiens de la liturgie qui le mentionnent brièvement ? Cette révision n’a même pas été prise en compte par la réforme du Concile. Sacrosanctum Concilium parle d’une révision en cours, et qui doit être menée à bonne fin. Le document fait allusion au travail commencé qui devait mener à la publication de la Néo Vulgate.

La traduction des psaumes de cette dernière est une révision de la traduction de la Vulgate à la lumière du texte hébreu. C’est elle qui a été insérée dans les éditions de 1972 et de 1985 du nouvel Office, Liturgia Horarum.

C’est ainsi qu’un long et minutieux travail est réduit aujourd’hui au rang d’une anecdote. Une question s’impose : malgré les bonnes intentions qui ont présidé à ce projet, ce travail était-il nécessaire ? N’a-ton pas simplement cédé à la mode du moment et, déjà, au mythe du “tout comprendre” ?

Ecclésiastique au lutrinLes psaumes sont un trésor de l’Eglise qui a rythmé sa vie de prière au long des siècles. Ils sont connus de ceux qui les récitent chaque jour et du peuple chrétien. Le texte antique de saint Jérôme a accompagné pendant des siècles la Vox Ecclesiae ad Christum et la Vox Christi ad Patrem. Son antiquité et sa poésie n’ont-elles pas aidé, plus que tout autre élément, à la prière et à l’édification dans l’Eglise ? La rapide désuétude dans laquelle est tombé le Psautier de Bea semble le montrent bien.

On peut formuler la même remarque à propos de la Néo-Vulgate dans Liturgia horarum. Pourquoi, ici aussi, avoir préféré le nouveauté à la continuité ? Même si, dans ce cas, l’édition typique latine était avant tout destinée à la traduction (avec les heurs et les malheurs que l’ont sait) et si peu nombreuses sont les personnes astreintes à l’Office qui utilisent cette version.

Appendice

Le Psaume 1 - Beatus vir - Psautier de saint LouisPsaume I, v. 1

Voici la version de la Vulgate :

Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum et in via peccatorum non stetit et in cathedra pestilentiae non sedit.

Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, qui ne prend pas le chemin des pécheurs et s’assied pas dans le siège de la malice.

Mis à part le mot pestilentiæ, la Vulgate est une traduction littérale du texte de la LXX et du texte hébreu. Les auteurs de la LXX firent preuve d’une certaine liberté dans la traduction du mot hébreu lētsīm (des railleurs) par loimōn (des malsains). La traduction latine originale était encore plus libre, elle traduit loimōn par pestilentiæ. Saint Jérôme n’a pas modifié la version traditionnelle dans sa révision, mais sans sa traduction Iuxta hebræos il parle de cathedra derisorum (le siège des railleurs).

Voici la version du Psautier de Bea:

Beatus vir qui non sequitur consilium impiorum, et in viam peccatorum non ingreditur, et in conventu protervorum non sedet.

Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, qui n’entre pas dans le chemin des pécheurs, ni ne s’assied en compagnie des railleurs.

Sequitur consilium impiorum, et in viam peccatorum non ingreditur exprime le même concept que abiit in consilio et in via peccatorum non stetit, mais d’un style plus classique. Le passage du parfait au présent n’est pas heureux, car en latin et en hébreu (comme l’aoriste en grec) peut exprimer à la fois une notion récurrente ou une notion générale (l’usage gnomique du temps), ce qui est l’intention du psalmiste. Le mot cathedra, emprunté au grec, a été substitué au latin convenu, en hébreu mōshab (s’asseoir ensemble). Plus parlant encore comme exemple de classicisme, lētsīm est traduit par superborum (les orgueilleux). L’adjectif protervus, avec ses dérivés, se retrouve huit fois plus dans les œuvres d’Ovide, et cinq fois plus dans celles d’Horace que dans la traduction de saint Jérôme. En fin de compte, la version finale des LXX, la Vetus latina et l’oeuvre de saint Jérôme sont extrêmement littérales et hébraïsantes, tandis que le Psautier de Bea semble une paraphrase latine.

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Notes :    (↵ reviens au texte)

  1. BREVIARIUM ROMANUM, ex decreto SS. Concilii Tridentini restitutum. S. Pii V Pontificis Maximi iussu editum aliorumque Pontt. Recognitum cura. Pii Papæ X auctoritate reformatum cum nova versione psalterii Pii Papa XII auctoritate editi.
  2. Pie XII, In cotidianis precibus, 1945.
  3. Ibidem, § 8

La Pentecôte – Fête élaguée ou restaurée ? La suppression de l’antique vigile baptismale de la Pentecôte

La PentecôteLe missel promulgué par Paul VI le 3 avril 1969 a pratiquement éliminé l’antique usage des vigiles et des octaves pour les grandes fêtes.

Les octaves sont désormais limitées à Pâques et à Noël. Quant aux vigiles, il n’en subsiste, pour certaines fêtes, qu’une “messe de la veille au soir” qui, souvent, passe inaperçue dans les paroisses. Il s’agit d’une anticipation de la fête et non plus d’une journée de jeûne et de préparation à celle-ci.

La messe de la veille de Pentecôte est un cas particulier. Elle est dotée d’un choix de quatre textes pour la première lecture. Il s’agit de textes de l’Ancien Testament qui préparent au don de l’Esprit Saint. C’est tout ce qui subsiste de l’antique et riche liturgie de la vigile de la Pentecôte. Son dépouillement s’est fait en deux temps. La vigile tomba lors de la réforme des années 50, et l’octave fut abolie lors de la promulgation du nouveau missel.

L’antique vigile de Pentecôte et son caractère baptismal

Mgr-GromierDans une conférence devenue célèbre dans les milieux traditionnels, sur la liturgie dite “restaurée” de la Semaine sous Pie XII 1955[1], Mgr Léon Gromier déclare ceci :

La vigile de la Pentecôte n’a plus rien de baptismal, devenue un jour comme un autre, et faisant mentir le missel dans le canon. Cette vigile était un voisin gênant, un rival redoutable ! La postérité instruite sera probablement plus sévère que ne l’est l’opinion actuelle à l’égard des pastoraux.[2]

Il fait ici allusion à la quasi reprise de la vigile baptismale de Pâques pratiquée par les chrétiens depuis la plus haute antiquité à la veille de la Pentecôte.

Les premiers chrétiens ont d’abord célébré la totalité du Mystère pascal, mort, résurrection et don de l’Esprit Saint lors de la grande nuit pascale. Cependant, très vite, la pédagogie de l’Eglise a mis en lumière les différents aspects de celui-ci en morcelant les célébrations selon la chronologie des évangiles.

D’autre part, nous savons que les sacrements de l’initiation chrétienne, baptême, confirmation et eucharistie, étaient conférés autrefois aux candidats lors de la même célébration, une pratique qu’ont conservé les églises d’Orient. Je cite ici le Cardinal Schuster sur le lien intrinsèque et le caractère pourtant distinct entre le baptême et la confirmation :

Bien que le sacrement de Baptême soit tout à fait distinct de celui de la Confirmation, celui-ci reçoit toutefois ce nom en tant que la descente du Saint-Esprit dans l’âme du fidèle complète l’œuvre de sa régénération surnaturelle. Moyennant le caractère sacramentel, il est conféré au néophyte une plus parfaite ressemblance avec Jésus Christ qui imprime le dernier sceau ou ratification à son union avec le divin Rédempteur. Le mot confirmatio était aussi employé en Espagne pour indiquer la prière invocatoire de l’Esprit saint durant la messe : Confirmatio sacramenti ; aussi l’analogie existant entre l’épiclèse – qui, à la messe, demande au Paraclet la plénitude de ses dons sur ceux qui s’approchent de la sainte Communion – et la Confirmation) que les anciens administraient immédiatement après le baptême – éclaire fort bien le sens théologique très profond qui est caché sous ce vocable de Confirmation donné au second sacrement.[3]

Tertullien parle déjà de la célébration des baptêmes non seulement lors de la de grande vigile de Pâques, mais aussi de Pentecôte :

“Un autre jour solennel du baptême est la Pentecôte, lorsqu’il s’est passé un assez long intervalle de temps pour disposer et instruire ceux qui doivent être baptisés” (id.).

Le choix n’est pas innocent car lors du baptême, l’évêque pose sa main droite sur la tête du néophyte “en appelant l’Esprit saint au moyen d’une bénédiction”[4].

Nous possédons aussi une lettre du pape Sirice (384-399)[5] à l’évêque Himère de Tarragone qui atteste cette pratique. Par ailleurs, dans une lettre aux évêques de Sicile, le pape saint Léon le Grand (440-461) exhorte ceux-ci à imiter saint Pierre, qui a baptisé trois mille personne le jour de la première Pentecôte.[6]

Les livres liturgiques postérieurs nous donnent le schéma d’une célébration du même type que celle de la Vigile pascale, que nous trouvons dans tous les missels qui ont précédé la réforme de Trente, ainsi que dans le missel de saint Pie V, jusqu’à la réforme des années 1950.

Dom Guéranger (1805 † 1875)Laissons à Dom Guéranger le soin de décrire cette pratique :

Dans l’antiquité, cette journée ressemblait à celle de la veille de Pâques. Sur le soir les fidèles se rendaient à l’église pour prendre part aux solennités de l’administration du baptême. Dans la nuit qui suivait, le sacrement de la régénération était conféré aux catéchumènes que l’absence ou quelque maladie avait empêchés de se joindre aux autres dans la nuit de Pâques. Ceux qu’on n’avait pas jugés suffisamment éprouvés encore, ou dont l’instruction n’avait pas semblé assez complète, ayant satisfait aux justes exigences de l’Église, contribuaient aussi à former le groupe des aspirants à la nouvelle naissance qui se puise dans la fontaine sacrée. Au lieu des douze prophéties qui se lisaient dans la nuit de Pâques pendant que les prêtres accomplissaient sur les catéchumènes les rites préparatoires au baptême, on n’en lisait ordinairement que six ; ce qui amène à conclure que le nombre des baptisés dans la nuit de la Pentecôte était moins considérable.[7]

Le cierge pascal reparaissait durant cette nuit de grâce, afin d’inculquer à la nouvelle recrue que faisait l’Église, le respect et l’amour envers le Fils de Dieu, qui s’est fait homme pour être “la lumière du monde”. Tous les rites que nous avons détaillés et expliqués au Samedi saint s’accomplissaient dans cette nouvelle occasion où paraissait la fécondité de l’Église, et le divin Sacrifice auquel prenaient part les heureux néophytes commençait dès avant le point du jour.[8]

S.E. Ildefonse, cardinal Schuster, archevêque de MilanDans l’Antiquité, comme le rapporte Schuster, la célébration, au même titre que la Vigile de Pâques, se faisait au Latran durant la nuit du samedi au dimanche. Au XIIe s., elle fut anticipée dans l’après-midi. Vers la fin du jour, le pape se rendait alors à Saint-Pierre pour le chant des vêpres et des matines solennelles.

L’extension de la célébration du baptême à d’autres jours, la pratique du baptême des enfants “quam primum” a enlevé l’exclusivité de ces célébrations à la veille de Pentecôte, réduisant cette journée au rang de préparation à la fête, au même titre que les autres vigiles, tout en lui gardant une célébration propre au caractère clairement baptismal.

Voici comment l’introduit Pius Parsch :

Aujourd’hui est une vigile solennelle et, par suite, un jour de pénitence complet, avec jeûne et abstinence (dans certains diocèses, cependant, cette obligation ne s’impose plus sous peine de péché ; ce n’est plus qu’un simple conseil). La vigile est toujours un jour de préparation. La maison de l’âme doit être nettoyée et parée pour la grande fête. Deux pensées occupent le chrétien qui vit avec l’Église : a) il se rappelle son baptême ; b) il se prépare à la Pentecôte.[9]

Temps et Structure de la Vigile

La Vigile de la Pentecôte dans le Missale Romanum de saint Pie V - Edition de 1596 de VeniseAprès none, on lit les prophéties sans titre, avec les cierges éteints, comme le Samedi Saint.

Telle est la rubrique qui précède la célébration de la Vigile de Pentecôte dans les missels. Son heure est la même que celle de la veillée pascale. Autrefois célébrée la nuit du samedi au dimanche, anticipée ensuite dans l’après-midi, elle est tombée sous le coup du décret de saint Pie V qui imposait d’anticiper les offices à l’aube. La vigile de Pentecôte se célèbre donc le samedi matin.

Sa structure est semblable à celle du Samedi Saint, à l’exception de la bénédiction du feu et du cierge pascal. Pius Parsch la qualifie d’imitation abrégée de l’Office du Samedi saint. Elle commence par la lecture des prophéties, suivie chacune d’un répons et d’une oraison par le célébrant. Celle-ci est précédée de l’invitation du diacre : Oremus. Flectamus genua.

Bénédiction des eaux à la vigile de la PentecôteOn se rend alors en procession au baptistère pour la bénédiction de l’eau en chantant des versets du psaume 41 (Sicut cervus ad fontes aquarum). Après une oraison, le célébrant dit la prière de bénédiction de l’eau, comme à la Vigile pascale. On retourne alors vers l’autel en procession en chantant les litanies des saints, tandis que les célébrants vont à la sacristie afin de se revêtir les ornements de la messe.[10]

La couleur de la vigile est le violet. On précise que le prêtre revêt la chape pour la procession vers les fonds baptismaux. Le diacre et le sous-diacre portent la “chasuble pliée”. La messe est en rouge, couleur de la Pentecôte.

A la fin des litanies, on allume les cierges les ministres vont à l’autel, tandis que le chœur chante le Kyrie, ils récitent les prières au bas de l’autel puis le prêtre fait l’encensement et entonne le gloria, pendant lequel on sonne les cloches.[11]

PLAN DE LA VIGILE DE PENTECOTE

Proclamation des six prophéties :
Lecture + répons + Flectamus genua + Oraison
Procession aux fonts baptismaux
Psaume 41
Bénédiction de l’eau
Procession vers l’autel
Litanies des saints
Messe

Les prophéties

Dans le rite primitif, on comptait douze lectures, comme à Pâques. Ce nombre fut ramené à six par saint Grégoire le Grand et fut maintenu lorsqu’au VIIIe s, sous l’influence du Sacramentaire gélasien, on rendit à la veillée pascale ses lectures originales.

Les lectures de Pentecôte sont tirées de celles de Pâques, mais dans un ordre différent.

Lecture Pentecôte Pâques
1 Gn. 22 Sacrifice d’Abraham 3
2 Ex 14 et 15 Le passage de la Mer rouge 4
3 Dt 31 Le Testament de Moïse, le respect de la Loi 11
4 Is 4 La libération de Jérusalem 8
5 Bar 3 Le retour dans la Terre promise 6
6 Ez 37 Les ossements desséchés  7

Vision d'Ezéchiel (chapitre 37) - Viens des quatre vents, esprit, et souffle sur ces morts, afin qu’ils reviventElles sont suivies pour trois d’entre elles du même trait qu’à la Vigile pascale.

Les oraisons qui suivent, cependant, sont différentes. Elles sont tirées du Sacramentaire grégorien[12].

Elles insistent, chacune à sa manière, sur la continuité entre les deux Testaments, et entre le passage de l’Israël de l’Ancien Testament libéré de l’esclavage, au nouvel Israël, peuple de baptisés, libéré du péché. Nous citons ici seulement celles qui suivent la deuxième et la quatrième lecture, qui sont admirables :

Dieu, vous avez dévoilé par la lumière de la nouvelle Alliance le sens des miracles accomplis aux premiers temps : la Mer Rouge devenant la figure de la source sacrée du baptême et le peuple libéré de l’esclavage d’Égypte manifestant les mystères du peuple chrétien : faites que toutes les nations ayant reçu par le mérite de la foi le privilège d’Israël, elles soient régénérées par la participation à votre Esprit.

et

Dieu éternel et Tout-Puissant, vous avez montré par votre Fils unique que vous étiez le vigneron de votre Église, soignant avec clémence tout sarment portant du fruit en votre Christ, qui est la vraie vigne, afin qu’il porte encore plus de fruits : faites que les épines du péchés ne l’emportent pas sur vos fidèles que vous avez transférés d’Égypte comme une vigne par la fontaine du baptême ; ainsi, fortifiés par la sanctification de votre Esprit, ils soient enrichis d’une récolte sans fin.

La descente aux fonts baptismaux et la bénédiction de l’eau, qui suivent l’oraison de la sixième prophétie, reprend tous les textes de la Vigile pascale, à l’exception de la collecte qui précède la bénédiction de l’eau, qui parle de la fête du jour :

Accordez, nous vous en prions, Dieu Tout-Puissant : à nous qui célébrons la solennité des dons du Saint-Esprit, qu’enflammés de célestes désirs, nous ayons soif de la source de la vie.

On voit clairement, à travers ces textes, le lien intime entre baptême, don de l’Esprit Saint et vie chrétienne.

La messe

Litanies des saints - Missel romain de saint Pie V - édition de Venise de 1596Comme nous l’avons vu, la messe suit directement les litanies. Comme à Pâques, il n’y a pas d’introït. Ce n’est que tardivement, lorsque s’est répandu l’usage des messes privées, que l’on a ajouté l’introït “Cum sanctificatus”, emprunté au mercredi de la 4ème semaine de Carême.

Elle est le sommet de la Vigile et exprime à nouveau, d’une manière très concise, le lien entre baptême et don de l’Esprit Saint dans sa collecte :

Faites, nous vous en supplions, Dieu tout-puissant : que la splendeur de votre clarté brille sur nous ; et que l’éclat de votre lumière confirme, par l’illumination de l’Esprit-Saint, les cœurs de ceux que votre grâce a fait renaître. Par Notre-Seigneur…

Ce lien est encore souligné dans l’épître, tirée des Actes des Apôtres[13]. Il s’agit de la rencontre de Paul avec des disciples de Jean Baptiste. Ceux-ci n’ont “même pas entendu dire qu’il y avait un Saint Esprit”, après quoi Paul les baptise “au nom de Jésus Christ”.

Le reste de la messe est tout entier centré sur la Pentecôte, avec l’Evangile[14], où Jésus promet à ses disciples de ne pas les laisser orphelins, mais de prier le Père pour qu’Il leur envoie le Consolateur.

La secrète et la postcommunion demandent toutes deux la purification des cœurs par l’effusion de l’Esprit Saint.

La prière du Canon contient deux parties propres. Dans le Communicantes, ont mentionne la fête du jour :

Unis dans une même communion et célébrant le jour très saint de la Pentecôte où l’Esprit-Saint est apparu aux Apôtres sous la forme de multiples langues de feu, et vénérant la mémoire en premier de la glorieuse Vierge Marie, Mère de Jésus-Christ notre Dieu et notre Seigneur (…)

Tandis que l’Hanc igitur, comme à Pâques, prie pour les baptisés de la nuit :

Ainsi donc, Seigneur, ce sacrifice que nous vous offrons et, avec tous vos enfants, aujourd’hui spécialement pour ceux que vous avez daigné régénérer par l’eau et l’Esprit-Saint en leur accordant la rémission de tous leurs péchés, …

La réforme de 1955

Annibale Bugnini, artisant de la réforme liturgique sous Pie XIIDans les missels d’après 1955, la Vigile de Pentecôte est désormais réduite à la messe telle qu’elle est décrite ci-dessus, avec son introït “Cum sanctificatus”. Prophéties, procession et bénédiction de l’eau ont tout simplement été abolies.

Le caractère baptismal de la vigile a été gommé et la liturgie est tout entière tournée vers la venue de l’Esprit Saint.

On a conservé l’épître, qui fait le lien entre les deux sacrements. Mais on peut se demander pour quelle raison on a gardé l’Hanc igitur qui intercède pour les baptisés de la nuit. Et ce, pour la vigile, le jour et l’octave de Pentecôte, comme on l’a fait à Pâques.

Cette prière était déjà toute symbolique avant la réforme, puisqu’il n’y avait pratiquement jamais de baptêmes pendant la célébration. Cependant, elle prolongeait le caractère baptismal de la Vigile et gardait toute sa place. Sa conservation, ici, l’isole du reste de la célébration et la réduit, bien plus qu’avant, à un simple vestige.

Le missel de 1969

Le pape Paul VILe missel de 1969 comprend, comme nous l’avons dit plus haut, une “messe de la veille au soir”. C’est une messe d’anticipation de la Pentecôte qui, malgré l’une ou l’autre prière conservée, est bien loin de l’ancienne vigile.

L’antienne d’ouverture n’est plus l’ancien introït “Cum sanctificatus”, mais une citation de Rm 5,5 : L’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par son Esprit qui habite en nous, alléluia.

L’aspect baptismal n’est plus mentionné explicitement et l’accent est mis sur la venue de l’Esprit Saint et la clôture du Temps pascal.

L’ancienne collecte a été conservée, mais elle sert d’alternative à une autre, que l’on cite en premier. Il s’agit, apparemment, d’une composition nouvelle :

Dieu éternel et tout-puissant, tu as voulu que la célébration du mystère pascal se développe durant ces cinquante jours d’allégresse ; fais que les nations et les peuples dispersés se réunissent, malgré la division des langues, pour confesser ensemble ton nom. Par Jésus…

Il s’agit ici d’une allusion à Babel, la division des langues, et à la lecture du lendemain, dans les Actes, où chacun comprend dans sa propre langue la prédication des Apôtres.

La particularité de cette messe, unique dans le missel, est le choix entre quatre textes comme première lecture. A savoir :

Genèse 11, 1-9 : La tour de Babel
Exode 19, 3-20 : Dieu se manifeste dans le feu au milieu de son peuple
Ezéchiel 37, 1-14 : Les ossements desséchés
Joël 3, 1-5 : L’Esprit vient habiter en tous les hommes

Mis à part le texte d’Ezéchiel, les autres sont différents des prophéties de l’antique vigile.

La suite de la liturgie de la Parole est fixe :
Psaume 104, 1 : Seigneur envoie ton Esprit qui renouvelle la face de la terre !
Romains 8, 22-27 : L’Esprit vient au secours de notre faiblesse
Quant à l’évangile, on a gardé Jean 7, 37-39 : Jésus promet l’Esprit aux croyants

Le Communicantes propre de la prière eucharistique I est celui de l’ancien missel :

Dans la communion de toute l’Église, nous célébrons le jour très saint de la Pentecôte, où l’Esprit Saint s’est manifesté aux Apôtres par d’innombrables langues de feu; et nous voulons nommer en premier lieu la bienheureuse Marie toujours Vierge, Mère de notre Dieu et Seigneur, Jésus Christ ;…

La même formule, adaptée, est aussi reprises dans les autres prières eucharistiques, ainsi la prière III :

C’est pourquoi nous voici rassemblés devant toi et, dans la communion de toute l’Église, nous célébrons le jour très saint de la Pentecôte, où l’Esprit Saint s’est manifesté aux Apôtres par d’innombrables langues de feu. Dieu tout-puissant, nous te supplions de consacrer toi-même les offrandes que nous apportons :…

Il n’y a, logiquement, plus de mention des baptisez dans le Hanc igitur ou son correspondant dans les nouvelles prières.

La prière sur les offrandes et la postcommunion font abondamment référence à l’Esprit :

Nous t’en prions, Seigneur, répands la bénédiction de ton Esprit sur nos offrandes ; que ton Eglise en reçoive cette charité qui fera briller dans le monde la vérité de ton salut.

Et

Seigneur, que cette communion nous soit profitable en nous faisant vivre de la ferveur de l’Esprit Sain dont tu as merveilleusement comblé tes apôtres.

Quant à l’antienne de communion, elle est reprise de l’évangile :

Le dernier jour de la fête, Jésus, debout, criait : “Qu’il vienne à moi et qu’il boive, celui qui a soif”, alléluia.

On peut se demander pourquoi la suite de la phrase “celui qui croit en moi” n’a pas été ajoutée.

Continuité ou rupture ?

La tour de Babel“L’exigence de revoir et d’enrichir les formules du Missel Romain s’est fait sentir. Le premier pas d’une telle réforme a été l’œuvre de Notre Prédécesseur Pie XII, avec la réforme de la Vigile Pascale et du rite de la Semaine Sainte. C’est cette réforme qui a constitué le premier pas de l’adaptation du Missel romain à la mentalité contemporaine” ainsi s’exprime Paul VI dans la Constitution apostolique Missale romanum[15].

Nous revenons sans cesse à la même question : Les changements survenus depuis les année 50, puis lors la réforme liturgique, sont-ils en continuité logique et historique avec l’antique rite romano-franc ou marquent-ils une rupture ?

Ici, nous voyons une pratique séculaire supprimée purement et simplement. Cette suppression, comme le dit bien Mgr Gromier, enlève tout le caractère baptismal de ce jour et ne met l’accent que sur la venue de l’Esprit Saint. C’était sans doute le but des membres de la Commission, insister sur le baptême à Pâques, et sur la confirmation à la Pentecôte, à travers le don de l’Esprit Saint.

Cependant, on conserve la messe sans l’aménager, alors qu’elle contient des élément qui rappellent la veillée. C’est à tout le moins une incohérence. La “restauration” des années 50, ici, n’a rien restauré du tout. Elle s’est contentée de tailler à la hache sans peaufiner le travail, en fonction de critères flous. Point n’est besoin d’une grand érudition pour se rendre compte que cette réforme fut accomplie dans la hâte et pour découvrir en elles de nombreuses incohérences.

Quant au formulaire de 1969, il s’agit, malgré les deux reprises mentionnées, d’une création nouvelle. Actuellement, la plupart des diocèses organisent une “veillée de Pentecôte”, parfois avec la messe de la veille, souvent avec le sacrement de Confirmation, mais où l’on doit faire une large place à la “création” et à la “créativité” faute de lignes directrices suffisantes fournies par le Missel.

Loin du “développement organique”[16] cher au Père Reid, nous devons, une fois de plus, constater l’absence de logique et de continuité dans le travail des commissions. Dans ce cas, on a surtout supprimé, laissant ainsi le vide et créant une large place pour l’improvisation. Plus, peut-être que pour tous les autres jours de l’année liturgique, les pratiques de la veille de Pentecôte de lieu en lieu nous montrent une diversité qui n’est pas sans rappeler l’une des lectures offertes au choix des célébrants : celle de Babel.

Bibliographie

  • SCHUSTER, I., Liber Sacramentorum. Notes historiques et liturgiques sur le Missel romain. Tome IV : Le baptême dans l’Esprit et dans le feu (la Sainte liturgie durant le cycle pascal). Bruxelles, 1939.
  • GUERANGER P., L’année liturgique, Tome ii: Le Temps pascal, Mame & Fils, Paris, 1920,
  • PARSCH, P., The Church’s Year of Grace, Liturgical Press, Collegeville, 1953.
  • REID A., The Organic Development of the Liturgy, St Michael’s Abbey Press, Farnborough 2004

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Notes :    (↵ reviens au texte)

  1. Voir ce lien : https://schola-sainte-cecile.com/2011/03/29/la-reforme-de-la-semaine-sainte-de-1955-presentation-generale
  2. On trouvera le texte complet de cette conférence ici.
  3. Schuster, I., Liber Sacramentorum. Notes historiques et liturgiques sur le Missel romain. Tome IV : Le baptême dans l’Esprit et dans le feu (la Sainte liturgie durant le cycle pascal). Bruxelles, 1939.
  4. Tertullien, De Baptismo 8, 1
  5. Epist. ad Himerium cap. 2 : Patrologia Latina vol. XIII, col. 1131B-1148A
  6. Epist. XVI ad universos episcopos per Siciliam constitutos : P.L. LIV col. 695B-704A
  7. Pendant la lecture des Prophéties le Samedi Saint, les Prêtres terminaient les rites préparatoires au Baptême sur les catéchumènes, cérémonies qui prenaient un certain temps : d’où le commentaire de Dom Guéranger sur la relative brièveté des Prophéties.
  8. GUERANGER P., L’année liturgique, Tome ii: Le Temps pascal, Mame & Fils, Paris, 1920, p. 260
  9. PARSCH, P., The Church’s Year of Grace, Liturgical Press, Collegeville, 1953.
  10. La rubrique précise : Là où il n’y a pas de Fonts, quand la sixième Prophétie avec son Oraison ont été dites, le Célébrant dépose la Chasuble, et se prosterne devant l’Autel avec ses Ministres : et, tous les autres étant à genoux, les Litanies sont chantées par deux Chantres au milieu du Chœur, les deux Chœurs répondant ensemble. Quand on arrive au verset Peccatóres, Te rogámus, le Prêtre et les Ministres se lèvent et se rendant à la sacristie, ils revêtent les ornements rouges ; on allume les cierges de l’Autel.
  11. Citons encore la rubrique : A la fin des Litanies, on chante solennellement le Kýrie, eléison pour la Messe et on le répète selon l’usage. Pendant ce temps, le Prêtre avec les Ministres s’avance à l’Autel, et fait la confession : ensuite, y montant, il le baise et l’encense selon l’usage. A la fin du Kýrie, eléison, on commence solennellement le Glória in excélsis Deo, et on sonne les cloches.
  12. Ce manuscrit, répertorié Codex Regina 337, a été récemment mis en ligne par la Bibliothèque vaticane. Il date du VIIIème siècle et reflète la liturgie papale pratiquée au Latran, issue de l’organisation de la liturgie opérée par le pape saint Grégoire le Grand et poursuivie par ses successeurs jusqu’à l’époque du pape Hadrien Ier († 795), qui l’envoya à Charlemagne lorsque celui-ci voulut établir la liturgie romaine dans tout son empire. Le Codex Regina 337 a été analysé par H. A. Wilson dans son ouvrage The Gregorian sacramentary under Charles the Great, publié par la Henry Bradshaw Society à Londres en 1915.
  13. Actes 19, 1-8.
  14. Jean, 14, 15-21.
  15. 3 avril 1969.
  16. Alcuin Reid OSB, The Organic Development of the Liturgy, St Michael’s Abbey Press, Farnborough 2004.

L’Office romain, du VIème siècle à nos jours

L’Office romain, du VIème siècle à nos jours
Continuité ou rupture ?
Un essai d’évaluation critique

L’Office romain. Un rapide parcours historique

En 1971 paraissait la première édition de Liturgia Horarum juxta ritum romanum [1], qui supplantait le vénérable Breviarium romanum. L’un des objectifs des réformateurs de Vatican II était de rendre à l’Office divin son statut de prière du peuple de Dieu. Aujourd’hui les éditions en langue vernaculaire du nouvel Office [2] sont largement répandues et utilisées pour la prière communautaire et individuelle des chrétiens, clercs ou laïcs. Il nous a cependant paru bon de risquer une évaluation après quarante ans de pratique. Nous poserons donc ici deux questions cruciales : d’une part “L’Office divin actuel est-il vraiment le digne héritier du Bréviaire romain, ou marque-t-il une rupture avec une tradition séculaire ?” et d’autre part : “Les réformateurs, soucieux de rendre à tout le peuple chrétien la prière des heures, ont-ils atteint leur but ?” La brève reconstruction historique qui va suivre nous aidera à y répondre.

L’Office divin qui, “série d’offices non-sacramentels célébrés ou récités à intervalles réguliers pendant le jour (et la nuit) en vue de la sanctification du temps” [3], n’est sans doute apparu dans l’Eglise qu’aux environs du IVème siècle, après l’édit de Constantin. Nous en trouvons en effet les premières traces dans les récits de voyages d’Egérie [4], où l’auteur décrit, entre autres, les différents temps de prière dans les lieux saints de Jérusalem.

En 1949, Anton Baumstark a publié une étude devenue référence en la matière [5], dans laquelle il distingue deux types d’offices dans les premiers siècles, l’un dit “cathédral”, célébré par l’évêque, le clergé et les chrétiens, et l’autre dit “monastique”, réservé aux communautés d’anachorètes. Selon cet auteur, le rite cathédral comprenait seulement deux offices, le matin et le soir, avec une vigile la nuit du samedi au dimanche. Ces offices ne comprenaient qu’un petit nombre de psaumes, choisis en fonction de l’heure du jour, avec des chants et des répons ; tandis que la prière monastique supposait la récitation de tous les psaumes, du 1er au 150ème en une période donnée, la plupart du temps en une semaine. Ces offices monastiques étaient nombreux : aux prières de tierce, sexte et none qui sanctifiaient la journée, s’est ajoutée une prière tard dans la nuit, à minuit (distincte de la vigile avant l’aube) puis un office à la première heure (Prime) [6].

Offices monastique et cathédral n’étaient pas nécessairement concurrents, mais pouvaient se célébrer en complément dans la même église par des groupes différents, comme nous le voyons chez Egérie [7].

Au cours des siècles, alors que la structure de l’office de type cathédral s’est imposée en Orient, l’Eglise romaine a plutôt privilégié l’office de type monastique et l’importance de la récitation du psautier dans la sanctification du temps [8].

Aux origines de l’Office romain

On ne sait que très peu de choses sur l’Office romain avant le VIème siècle. Il semble cependant clair que l’on doive parler d’offices variés, et non d’une seule forme d’office. Dans les tituli, ou églises presbytérales, il est probable que l’on célébrait seulement les offices du matin et du soir dans la tradition cathédrale. Le sacramentaire de Vérone (316) et le sacramentaire gélasien (VIIème siècle) nous fournissent des oraisons pour le matin et le soir, mais se taisent quant à la structure des offices.

La plupart des auteurs estiment que l’office des basiliques, desservies par des moines, comportait la totalité des heures canoniales, de Vigiles à Complies, ce qui a influencé toute la tradition de l’Office occidental. Les descriptions des Règles du Maître [9] et de saint Benoît [10] sont, à ce sujet, sans doute dérivées de cette tradition romaine antique.

Au VIIIème siècle, la structure de l’Office basilical romain s’est répandue dans tout l’Occident latin. Dans nos contrées, c’est grâce aux efforts de Pépin le Bref (714-68) et de Chrodegang, évêque de Metz (†766) que l’usage romain a supplanté progressivement les vieilles coutumes gallicanes, efforts repris par Charlemagne (c. 742-814). Des documents comme le Liber Officialis et le Liber de ordine antiphonarii, œuvres d’Amalaire, évêque de Metz (†850) nous font découvrir comment les structures romaines de l’office se sont implantées en territoire Franc, ou plutôt associées aux variations locales, pour former un office appelé aujourd’hui romano-franc, qui comprenait une trame commune, en même temps que de nombreux ajouts locaux. Cette situation perdurera jusqu’au XIème siècle. [11]

Développements à partir du XIIIème siècle

Jusqu’au XIIIème siècle, cette structure, comme telle, n’a subi que très peu de changements. La surcharge dont souffrait l’Office au moment des réformes était plutôt causée par les nombreux ajouts qui ont complémenté le cursus ordinaire des heures canoniales au fil des années : psaumes graduels, psaumes de pénitence, Office des défunts, Office de la Sainte Vierge, Symbole de saint Athanase, litanies des saints, preces… avaient peu à peu alourdi, et ombragé l’Office quotidien. Ajoutons-y une prévalence des fêtes de saints sur le calendrier temporal, où revenaient régulièrement les psaumes et les lectures du commun des saints, au détriment du cursus ordinaire [12].

Sous le pontificat d’Innocent III (1198-1216), la codification du bréviaire de la Curie romaine devait alléger ce pensum en revenant essentiellement à la structure de l’Office romano-franc.

Il convient ici de clarifier la notion de “Bréviaire”. D’aucun s’imagine que ce terme désigne l’allègement, ou l’abréviation d’un Office autrefois plus long. Or, les premiers bréviaires constituaient plutôt la compilation en un seul volume de tous les éléments qui composent l’Office, jusqu’alors contenus dans des recueils séparés (antiphonaires, psautier, hymnaires…). Par la suite, le bréviaire est devenu un livre portable, que les clercs emmenaient en voyage pour la célébration privée.

La réforme d’Innocent III maintenait les principes séculaires de la lecture de l’Ecriture en un an, et de la récitation de tout le psautier sur la semaine, mais ne rétablissait pas la primauté du temporal sur le sanctoral. C’est l’adoption rapide de cet Office par l’Ordre des Franciscains et l’essor de ce dernier qui ont contribué à son expansion à tout l’Occident.

Un nouveau besoin de réforme se fit sentir aux environs du XVIème siècle, à une époque où la vie communautaire était en déclin. Les clercs, souvent seuls pour la récitation l’Office et accaparés par des tâches pastorales de plus en plus nombreuses, ressentaient lourdement la longueur des lectures tirées de l’Ecriture et les extraits de légendes des saints, les jours où le sanctoral était préféré au temporal. Le Pape Clément VII (1478-1534) chargea donc un cardinal espagnol du nom de Quinones (1485-1540) de penser une réforme radicale du bréviaire, afin d’en faciliter avant tout la récitation a solo. Les caractéristiques de cette réforme étaient la restauration absolue de la lecture continue de l’Ecriture et de la récitation hebdomadaire du psautier. Les psaumes étaient redistribués dans les différentes heures, sans modifications pour les fêtes. Plutôt que récités selon leur ordre dans le psautier, ils étaient choisis en fonction de l’heure. On notera également la place de l’hymne au début de l’Office et l’allégement des textes hagiographiques. Ce bréviaire rencontra cependant un certain nombre de détracteurs, parmi lesquels le théologien espagnol Jean de Arze [13]. Le reproche majeur de ce dernier à Quinones est qu’il élabore son Office presque exclusivement en fonction de la récitation de l’office en privé, abandonnant par là de nombreux éléments de l’Office choral.

Sensibles aux arguments de Arze, les Pères du Concile de Trente (1645-1663) instituèrent une commission pour la “correction” du bréviaire. Par la Bulle Quod a nobis (1568), le Pape Pie V interdit formellement le bréviaire de Quinones et promulgue officiellement le Breviarium Romanum, qui allait demeurer inchangé jusqu’au début du XXème siècle, et que nous connaissons sous le nom de Bréviaire du Concile de Trente [14]. Il est imposé à toute l’Eglise occidentale, mises à part quelques exceptions locales.

Le Concile de Trente a restitué à l’Office divin sa forme traditionnelle, simplifiée mais pas altérée. Il est donc remarquable que jusqu’en 1911, mises à part quelques adaptations, la structure de l’Office romain et monastique est restée celle que nous trouvons déjà dans les ouvrages d’Amalaire, au IXème siècle [15].

De Pie X à Vatican II

Dès le XVIIIème siècle, un désir croissant de réforme revint à la surface. Le souhait était avant tout de faciliter la récitation des heures par les clercs qui y étaient tenus (souvent accaparés par les tâches pastorales), en même temps que d’alléger celle-ci des nombreux éléments complémentaires, qui en obscurcissaient la véritable signification : sanctifier la journée.

Ce fut seulement Pie X, après quelques tentatives infructueuses de certains de ses prédécesseurs, qui instaura une commission pour réformer le bréviaire. Celle-ci bénéficiait des travaux de savants liturgistes du XIXème siècle, tels Guéranger et Battifol. Son principal objectif était de restaurer la récitation continue du psautier sur une semaine, en privilégiant l’Office du Temporal sur celui du Sanctoral, le férial sur les fêtes des saints.

Les Offices complémentaires (de la Sainte Vierge, des défunts) ne s’ajoutaient plus à l’office férial et les éléments annexes et de dévotion (preces, oraisons votives…) n’étaient plus prévus qu’à des jours particuliers. Cependant, la redistribution des psaumes eut pour autre résultat une structure qui modifiait radicalement le schéma inchangé depuis Amalaire. Woolfenden l’évalue de cette manière : “L’Office de rite romain a subi des changements radicaux au XXème siècle. En 1911, le pape Pie X a créé une Commission pour la réforme du Bréviaire, qui devait introduire un grand nombre de modifications, détruisant par là nombre d’éléments très anciens ou rendant leur signification moins évidente.” [16] L’un des changements les plus importants concerne directement notre propos. Il s’agit de l’abandon, à Laudes, de la récitation quotidienne des psaumes 148 à 150, qui ont pourtant donné leur nom à cette heure du jour. Nous y reviendrons plus loin.

Le pape promulgua le nouveau bréviaire par la Bulle Divino afflatu (1911), dans laquelle il stipule que cette réforme n’est que la première étape d’une révision en profondeur de l’Office divin. Si drastiques que soient ces changements, ils ne faisaient que préluder à la publication, après Vatican II, d’un Office d’une structure totalement modifiée.

Deux mouvements complémentaires allaient en effet se manifester dans la première moitié du XXème siècle. Le premier fut la publication, dans divers pays, de bréviaires abrégés bilingues (latin-langue du pays) à l’intention des laïcs. C’était là une ouverture au peuple de Dieu de ce que Pie XII appellera “la prière du Corps mystique du Christ”, récitée par les clercs, à laquelle les laïcs sont invités à prendre part.

Le second, patronné par le Saint-Siège, concrétisait le désir émis par Pie X de réformer l’Office en profondeur. Il débuta par la nomination d’une commission, en 1948, qui prépara réellement le travail du Concile. Une première tâche déboucha sur l’édition d’une nouvelle traduction des psaumes, mais qui fut vite jugée impraticable.

Un premier succès, sous Jean XXIII, fut une révision du Codex rubricarum. Dans l’édition de 1961 [17], la primauté du férial sur le sanctoral était désormais chose acquise, et l’Office de Vigiles se composait désormais de neuf psaumes et trois lectures répartis le plus souvent sur un seul nocturne, à l’exception des jours de fêtes majeures [18]. Cependant, aucune réforme de fond n’avait encore été entreprise.

Liturgia Horarum…

Une nouvelle commission, préparatoire au deuxième Concile du Vatican, travailla de 1960 à 1962. C’est sur base de son travail qu’après la promulgation de la Constitution conciliaire sur la liturgie, Sacrosanctum Concilium, le Consilium ad Exsquendam Constitutionem de Sacra Liturgia reçut mission d’appliquer celle-ci. Elle était divisée en groupe (Cœtus), dont le neuvième fut en charge de réformer l’Office divin. C’est après sept ans de labeur que fut publiée, en 1971, l’édition typique du nouvel Office divin, Liturgia Horarum.

La structure de ce dernier est le résultat d’une refonte totale tant de la distribution des heures que de leur structure. Sa caractéristique principale, à l’instar de toute la liturgie conciliaire, est qu’il se présente comme la prière de tout le peuple chrétien. Si les clercs y sont toujours astreints, il est recommandé qu’ils célèbrent souvent avec le concours du peuple, en particulier les heures de Laudes et de Vêpres. En outre, voici les grands changements survenus dans sa structure :

1) La récitation du psautier est à présent répartie sur quatre semaines au lieu d’une seule. Nous verrons, par ailleurs, que certains psaumes ou versets de psaumes ont été omis.
2) Les deux heures majeures du matin et du soir (Laudes et Vêpres) sont remises à l’honneur et sont les points culminants autour desquels gravitent les autres heures.
3) Les petites heures, autrefois au nombre de quatre, sont réduites à une seule heure médiane.
4) La modification la plus radicale : les Vigiles sont transformées en un Office des lectures, composé de trois psaumes et deux lectures, avec possibilité d’ajouts. Cet office peut être célébré à n’importe quel moment de la journée.

Une autre caractéristique est la structure uniformisée des offices. Alors que les différents offices du Breviarium romanum présentaient une alternance des différents éléments (psaumes, lecture(s), hymne…) propre à chaque catégorie d’heure, la nouvelle liturgie des heures présente un schéma identique pour tous les offices : après l’introduction vient l’hymne, puis la psalmodie, suivie de la parole de Dieu, et enfin des éléments propres à l’heure (cantique évangélique, répons, prières…).
On comprend dès lors pourquoi Woolfenden parle de changements radicaux. Mais il parle également d’un grand nombre de modifications, détruisant par là nombre d’éléments très anciens ou rendant leur signification moins évidente.

Nos deux questions préalables se reposent dès lors, de façon plus affinée :
– pour ambitieux qu’il était, le projet d’Office renouvelé a-t-il tenu compte des treize siècles de tradition qui l’ont précédé ?
– l’objectif des réformateurs de rendre à l’Office son rôle de prière de tout le peuple est-il vraiment réalisé aujourd’hui ?

Nous allons tenter d’y répondre.

Essai d’évaluation critique de la Liturgie des heures

Continuité ou rupture ? Les avantages du nouvel Office…

D’un certain point de vue, le nouvel Office offre un grand nombre d’avantages par rapport à celui qu’il supplante. Il se caractérise, entre autres, par :

a) La clarté et l’uniformité de sa structure. Celle-ci se marque d’abord par la remise en valeur des heures de Laudes et de Vêpres comme “piliers” de la journée, prières du matin et du soir. L’office de Laudes, en effet, voyait sa signification quelque peu occultée par sa proximité avec les nocturnes (appelées improprement Matines) et avec l’heure de prime, perçue par certains comme un doublet de la prière du début du jour.

b) Une certaine souplesse et une grande facilité pour la récitation : un “Office des lectures” qui se récite à n’importe quel moment de la journée, avec même la possibilité de l’intégrer à l’une des autres heures (laudes, milieu du jour ou vêpres) et les petites heures réduites à un seul “Office du milieu du jour”, même si l’on maintient une possibilité, quasi théorique, de réciter deux autres heures. Seules Laudes, Vêpres et Complies sont assignées à un moment particulier de la journée.

c) Un corpus plus important de lectures scripturaires et la lecture quotidienne d’un texte patristique en rapport avec le temps liturgique et, souvent, l’évangile du jour. Si les deux autres points étaient de nature structurelle, celui-ci touche au profit spirituel et c’est, à notre avis, le seul apport majeur du nouvel Office divin. Le bréviaire de 1962, en effet, avait quelque peu limité les lectures des matines. Quant aux lectures patristiques, elles étaient réservées aux dimanches et aux fêtes et, mis à part les jours de fête à trois nocturnes, relativement brèves.

Liturgia horarum, dans l’édition typique ainsi que dans ses traductions, contient un cycle de lectures réparties sur une année. On comprend aisément que ce corpus est loin d’être complet. Cependant, en fin de volume, on propose un cycle plus complet, qui s’étale sur deux ans. Celui-ci permet d’aborder la plus grande partie des livres de l’Ecriture sainte, au moins dans leurs textes les plus significatifs.

D’après Campbell, la lecture patristique, ou hagiographique longue répond à un vœu du Cardinal Lercaro [19], président du Consilium. Celui-ci constatait, en effet, que les clercs engagés dans la vie pastorale n’avaient plus que peu de temps à consacrer à la lecture spirituelle. Il désirait donc intégrer celle-ci à la lecture de l’Office, et aussi la mettre en rapport avec la liturgie du temps ou du jour.

Tout est-il parfait pour autant ?

Cependant, à côté de ces quelques points positifs, force est de constater que ces nouvelles constructions consacrent une rupture avec le sens séculaire de l’Office divin. Il semble que l’objectif des réformateurs ait été bien plus d’adapter l’Office à la vie de l’homme moderne et à sa prière personnelle, que de garder le sens premier de l’Office : la sanctification du temps et la prière de toute l’Eglise, laus perennis en union avec le cosmos. Les traductions qui ont suivi iront encore plus loin dans ce sens. Voici un bref inventaire d’éléments qui révèlent cet état d’esprit :

a) L’omission de certains psaumes ou de certains versets de psaumes.
En effet, tous les psaumes directement imprécatoires [20], ainsi que les versets de la même nature dans certains psaumes, sont systématiquement omis. L’un des principaux “constructeurs” de Liturgia Horarum, Mgr Aimé-Georges Martimort, s’exprime ainsi à ce sujet :

“Fallait-il maintenir le psautier intégralement ? Au terme de bien des discussions au sein des groupes experts, puis dans le Consilium, après s’être aussi informé de l’avis des autres Eglises issues de la Réforme, expérience d’autant plus intéressante que ces Eglises célèbrent traditionnellement la liturgie en langue moderne, il a été décidé que trois psaumes historiques seraient réservés aux temps liturgiques privilégiés [21] (…) Trois psaumes imprécatoires ont été omis du cursus, et de même certains versets de divers autres psaumes (…). Cette mesure, très discutée bien sûr, était cependant rendue nécessaire par la célébration publique en langue vulgaire.”

Cette mutilation du psautier est d’importance, car elle prive celui qui récite l’Office de la totalité du psautier, et infléchit le sens de certains psaumes. L’historien et sociologue Alain Besançon la commente ainsi :

“L’idée du combat, de la guerre, occupe une telle place dans les Ecritures chrétiennes qu’on se demande comment elle peut être occultée. On me signale que dans les éditions françaises du bréviaire, le psautier a été expurgé de ses versets bibliques les plus belliqueux et les plus imprécatoires [22], comme incompatibles avec la “sensibilité d’aujourd’hui”. Ce retranchement est typiquement marcionite.” [23]

La critique du P. Roguet, lui-même expert au Concile, est encore plus sévère :

“Evidemment, un christianisme conventionnel, fade ou sentimental se sent mal à l’aise en face de la vigueur et de la crudité bibliques : mais il y a là justement une excellente cure de santé morale, de vigueur religieuse. Rien ne saurait mieux nous prémunir contre le christianisme mondain et superficiel que le retour à la Parole de Dieu puisée à sa source.” [24]

b) La récitation du psautier sur quatre semaines :
La tradition de l’Office romain s’était, pendant des siècles, calquée sur la tradition bénédictine qui récite la totalité du psautier sur une semaine. Or, dans la volonté d’allégement des membres du Consilium, les psaumes sont désormais répartis sur quatre semaines. Au-delà d’une rupture de tradition, c’est aussi l’aspect systématique de l’Office qui est ainsi détruit. La régularité de la pratique faisait prier des psaumes fixes à des heures déterminées. Il s’installait une habitude de les retrouver chaque semaine au même endroit. La nouvelle répartition, beaucoup plus étalée, brise cette habitude.

A propos de ce point et du précédent, nous laisserons le dernier mot à l’abbé Alain Lorans, qui exprime une opinion que nous partageons entièrement :

“Ainsi, il ne reste dans la nouvelle liturgie que cent-quarante-quatre psaumes, ceci seulement toutes les quatre semaines, et encore, dans une version édulcorée. Cette poésie biblique, juive, qui exprime tous les sentiments du peuple d’Israël, toutes ses prières, toutes ses douleurs, toutes ses espérances, ce psautier qui a imprégné la prière de Jésus-Christ, de la Vierge Marie, des Apôtres, a été dilué d’une part, censuré de l’autre. [25]

c) La réduction du nombre d’heures et la souplesse dans la récitation :
Comme nous l’avons déjà mentionné, seules Laudes, Vêpres et Complies gardent une place assignée dans la journée. Parmi les petites heures, prime a été supprimée. Des trois autre heures, une seule demeure obligatoire, appelée “heure médiane” (lat. ad horam mediam), au choix du récitant. La psalmodie de l’heure médiane varie chaque jour. Ceux qui désirent réciter les deux autres heures doivent recourir aux psaumes graduels.

d) L’uniformisation de la structure des heures :
Chaque heure, autrefois, contenait pratiquement toujours les mêmes éléments, mais leur disposition variait selon l’heure récitée. Par exemple, si l’hymne venait entre le capitule et le Magnificat à laudes et à vêpres, elle prenait place au début de l’heure aux petites heures et après les psaumes à complies. Selon Campbell, les réformateurs se seraient basés, pour ce faire, sur la tradition ambrosienne (qui en réalité est plus complexe que cela).

La nouvelle liturgie des heures place donc toujours l’hymne en début d’office. Puis viennent psalmodie et de la Parole de Dieu. Quant au répons bref, autrefois réservé aux petites heures et à complies, il trouve désormais sa place à laudes et à vêpres, mais reste à complies. On a donc un “ordonnancement” des heures qui sent la rationalisation et la systématisation, au mépris des antiques coutumes.

e) L’Office des lectures :
Il est, avec l’heure médiane, l’une des deux grandes innovations du nouvel office. C’est, en effet, le succédané de ce qu’étaient autrefois les vigiles, ou matines, mais il perd son caractère typique de “prière durant la nuit”. La psalmodie des matines avait été réduite de douze à neuf psaumes par Pie X. Celle de l’Office des lectures est réduite à l’excès : trois psaumes, ou portions de psaume. A certains jours, elle est d’une brièveté déconcertante. Nous y relevons cependant un point très positif : la lecture systématique de l’Ecriture sur un cycle de un ou deux ans, complétée par une lecture patristique, ou hagiographique pour les fêtes de saints.

Cette “heure” peut être récitée à n’importe quel moment du jour ou de la nuit : en vigile, avant laudes, ou dans la journée, selon la convenance. Elle peut même se joindre à un autre office.

La lecture répartie sur deux ans offre, bien entendu, une approche bien plus complète des livres bibliques. Malheureusement, les éditions, tant latine que vernaculaires, de Liturgia horarum, se contentent de proposer le cycle en une année, avec les lectures patristiques adaptées. La lecture en deux ans est seulement mentionnée en fin de volume, sous forme de table, sans compléments patristiques. Elle n’a rencontré, on s’en doute, que peu de succès auprès des clercs. Tout d’abord en raison de sa simple mention, discrète et presque marginale, dans les bréviaires ; ensuite parce que l’on a omis d’y adjoindre des lectures patristiques adaptées. Les moines de Solesmes ont fourni, à ce niveau, une contribution trop peu remarquée. Ils ont publié tout ce cycle dans les années 90, d’abord dans une version latin-français, ensuite entièrement en français. Seules, hélas, quelques communautés religieuses et quelques individus l’utilisent aujourd’hui. [26] [27]

f) La pauvreté des traductions :
L’édition typique de Liturgia Horarum était, bien sûr, destinée à être traduite dans les diverses langues vernaculaires. Les psaumes et les lectures de l’Ecriture sont cités dans une traduction reconnue, bien sûr. Mais les parties “propres”, telles les hymnes et les intercessions, ont souvent été “adaptées”, quand on ne leur a pas substitué des productions locales. Le résultat est très souvent d’une grande pauvreté théologique.

Un examen des différentes versions montre que l’édition française est l’une des moins fidèles et des plus décevantes. Les hymnes proposées par Liturgia horarum ont bien fait l’objet d’un volume tiré à part, publié tardivement et sans beaucoup de publicité.

Les “hymnes” sont des compositions d’auteurs francophones. Souvent d’une grande banalité, parfois “poétiques” et à la limite de l’incompréhension. La traduction des psaumes a été empruntée à la T.O.B. Comme les hymnes, elle est très banale et, ici, de caractère peu poétique.

Aux répons de l’édition typique, on a souvent préféré des fabrications d’éditeurs et les belles antiennes de l’Office traditionnel sonnent souvent mal dans leur traduction française. Pour couronner le tout, les intercessions “adaptées” et fabriquées, à la fin de laudes et de vêpres, n’ont pas le caractère solennel et respectueux de l’édition typique vaticane.

Bien plus encore que l’édition latine, la version française, comme ses sœurs d’autres langues, semble liée à une époque, dans un langage qui passe et qui, tôt ou tard, aura fini de satisfaire.

La lecture de ces éléments impose d’elle-même un constat : dans la nouvelle structure, la nature de l’Office se voit profondément modifiée. Taft reconnaît cette révolution, et estime même qu’elle n’est pas allée suffisamment loin :

“Le problème que pose la nouvelle Liturgie des Heures du rite romain n’est pas d’ordre structurel. La structure renouvelée constitue, à plusieurs points de vue, une rupture courageuse avec le passé. Les problèmes – la langue, la longueur, le cursus exagérément monastique, le trop grand nombre de psaumes par semaine – ont été affrontés avec un esprit imaginatif et résolu. Mais il en est beaucoup qui estiment que le refus d’une rupture encore plus radicale avec, non pas seulement les formes, mais la mentalité de ce passé, a gâté la réforme récente de l’office romain.” [28] [29]

Pour notre part, nous ne pouvons que regretter la rupture avec treize siècles de tradition. Il faut oser le dire, la réforme liturgique a été, avant tout, élaborée en chambre par des professeurs de liturgie et des fonctionnaires ecclésiastiques, souvent de façon purement conceptuelle, ou en fonction d’un “éclectisme traditionnel”. Beaucoup d’érudits et de spécialistes s’en rendent compte aujourd’hui.

Le cursus des heures, qui commençait, en Occident, par la prière durant la nuit pour “exploser” de joie au lever du soleil par le chant des laudes, la remise de la journée et de son travail entre les mains de Dieu, la sanctification du temps à la troisième, la sixième et la neuvième heure, le chant des vêpres au coucher du soleil et la clôture de la journée à complies ont fait place à un schéma fonctionnel adapté à la vie moderne, certes, mais qui n’a plus qu’un arrière-goût assez fade de la belle théologie de l’Office divin. Taft partage notre analyse, mais pas nos conclusions et nos regrets.

Récemment, un évêque me faisait remarquer la contingence de l’Office quant à sa structure et son contenu. Ce fut sans doute, dans l’histoire, aussi l’opinion de Quinones ou de quelques réformateurs isolés. Ce fut aussi, bien sûr, le présupposé des membres du Coetus IX. La latitude qui caractérise bien des liturgies actuelles l’a rendue plus grande encore. Aux autres époques, dans presque tous les cas, l’Eglise, constatant l’échec, est revenue rapidement à la tradition. Rappelons la sage décision de Pie XII d’abandonner la traduction du psautier de 1958 et de revenir à l’antique texte de la Vulgate. Qu’en sera-t-il aujourd’hui ?

Le but est-il atteint ?

L’autre question qui vaut la peine d’être posée concerne l’objectif principal des membres du Cœtus : rendre à l’Office divin son caractère de prière de tout le peuple chrétien, et pas seulement des clercs. Cet objectif est-il atteint ? Les évaluations à ce sujet sont extrêmement mitigées. Selon les auteurs que nous avons étudiés, même si cette perspective est restée constamment présente à l’esprit des membres du groupe, Liturgia Horarum reste conçu comme un office de type monastique, et même en vue, avant toute chose, de la récitation en privé. Nous citons encore Taft à ce sujet :

“Dans les discussions concernant l’office, plusieurs voix bien informées se sont levées pour revendiquer un office populaire de type cathédral qui puisse convenir à une célébration publique paroissiale. [30] Mais, d’après le rapport d’Annibale Bugnini sur les délibérations de la commission pour la réforme de l’office, trois choses sont clairement apparues :
1) Le souci primordial a été de produire un livre de prière pour le clergé et les religieux.
2) On a simplement présumé que cette prière serait faite, en majeure partie, en privé. Une célébration “avec le peuple” – ainsi a-t-on dit – a été envisagée et même souhaitée, mais la teneur et le vocabulaire des discussions montre que ce n’était là qu’une exception, et non pas un point de départ en vue de la compréhension de l’office.
3) La base historique, sous-jacente à une grande partie de la discussion, a été gravement déficiente, car elle s’est fondée presque exclusivement sur la tradition latine postérieure au Moyen Age.” [31]

Après quelques décennies de pratique, notre avis sera plus nuancé. Si l’on regarde le statut du bréviaire dans le peuple chrétien avant les années 1960, nous devons reconnaître qu’un chemin énorme a été parcouru depuis ce temps. Il était, jusqu’alors pour les laïcs, un livre quelque peu mystérieux, réservé aux clercs, qui avaient l’obligation de le réciter. Aujourd’hui, nous pouvons dire que l’objectif le la Commission a été partiellement atteint.

Le passage à la langue vernaculaire (avec hélas, comme mentionnée plus haut, des traductions extrêmement libres et un certain manque de goût), l’allègement de la psalmodie, ont concouru à mettre l’Office dans les mains de beaucoup de chrétiens. Dans les pays d’expression francophone, Prière du Temps présent, équivalent actuel du Diurnale, est régulièrement réédité et continue de se vendre. Il est devenu la prière habituelle des retraites, des groupes de prière, et aussi la prière individuelle de beaucoup de chrétiens fervents ou engagés.

Le vœu de produire un office adapté à la célébration paroissiale ne s’est pas réalisé. L’Office divin semble le parent pauvre des offices paroissiaux, même s’il y a, ça et là, des tentatives de réciter vêpres et laudes en commun. Les vêpres dominicales qui, avec la messe, formaient les deux pôles du dimanche, sont, par contre, tombées en désuétude à peu près partout.

Malgré cela, nous sommes en droit de nous demander si pour arriver à ce résultat, un tel travail de remaniement et de rupture était nécessaire.

A notre sens, une troisième voie aurait été possible. Campbell rapporte des discussions dans le groupe, suite au désir de certains de distinguer un office destiné à la récitation par les clercs et un office plus “communautaire” destiné aux laïcs, ou à la célébration paroissiale. Cette idée n’a pas été retenue. L’idéal aurait peut-être été, à l’image de certains offices orientaux, d’aménager l’Office de 1960, en lui assignant des parties essentielles et des parties facultatives. Les offices d’Orient, à cet égard, auraient pu servir d’exemple. Ils comprennent généralement des éléments obligatoires et d’autres facultatifs. Cela permet le déploiement d’un office complet dans le cadre monastique, pontifical ou solennel, ou un office plus bref et plus sobre dans le cadre paroissial. Ces offices s’accompagnent généralement de rites particuliers, comme l’allumage de cierges, des encensements et des processions, qui sortent l’office d’une récitation trop statique.

Rien n’interdisait une telle option, qui n’a même pas été évoquée, mais qui aurait évité une cassure radicale.

Quelques phrases d’une personne non suspecte, le P. Patrick Prétot, directeur de l’Institut supérieur de liturgie de Paris, nous serviront de conclusion :

“Les pratiques rituelles venues de la tradition sont à mon avis un trésor que nous n’osons pas assez mettre en avant : nous cherchons du “nouveau” qui serait censé mieux correspondre aux mentalités de notre temps. Mais avant de vouloir inventer (et l’on sait combien ce mot est problématique quand on parle de rites), n’aurions-nous pas d’abord à faire confiance aux rites liturgiques transmis ? Ils ont formé des générations, puisque c’est la liturgie qui nous forme.” [32]

BIBLIOGRAPHIE

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Notes :    (↵ reviens au texte)

  1. Liturgia Horarum juxta ritum romanum, 4 volumes (Typis Polyglotis Vaticana, Rome, 1971).
  2. Traductions françaises : La Liturgie des Heures, 4 volumes (Paris, Cerf, 1980) et Prière du temps présent (Paris, Cerf, 1980).
  3. The Study of Liturgy, ouvrage en collaboration, Ed. Ch. Jones, G. Wainwright, E. Yarnold SJ et P. Bradshaw (Londres, SPCK 1992), p. 399.
  4. EGERIE, Journal de voyage, éd. P. Maraval, (Sources chrétiennes 296 ; Paris, Cerf, 1952).
  5. BAUMSTARK, A., Liturgie comparée (Editions de Chevetogne, 1940).
  6. Ibid., pp.112-115.
  7. EGÉRIE, op. cit.,
  8. Voir à ce propos TAFT R., La Liturgie des heures en Orient et en Occident (Paris, Brepols, 1991), qui nous semble l’ouvrage le plus complet en la matière.
  9. DE VOGÜE A., La Règle du Maître, 3 volumes (Sources chrétiennes 105-107) (Paris, Cerf, 1964-1965).
  10. DE VOGÜE A., La Règle de saint Benoît, 7 volumes, (Sources Chrétiennes, 181-186, 7ème volume hors série) (Paris, Cerf, 1972-1977).
  11. CAMPBELL S., From Breviary to Liturgy of the Hours (Collegeville, MN, Pueblo Books, 1995, pp. 5-6.
  12. À cette époque, l’office férial, généralement plus long, devait constamment céder la place aux fêtes des saints, souvent plus bref. Le psautier du commun des saints revenait donc régulièrement, au détriment de la séquence des psaumes répartis sur les jours de la semaine. Notons également que les clercs devaient parfois préférer un commun des saints plus bref à un office ordinaire généralement plus long.
  13. On lira avec intérêt à ce propos l’article de J.A. JUNGMANN, « Why was Cardinal Quinonez’ Reformed Breviary a Failure ? » dans Public Worship, (London: Challoner, 1957), pp. 200-214.
  14. Breviarium Romanum ex Decreto SS. Concilii Tridentini restitutum… (4 volumes) (Tournai, Desclée, 1894).
  15. CAMPBELL, op. cit., pp. 11-14.
  16. WOOLFENDEN G., Daily Liturgical Prayer (Burlington, VT, Ashgate, 2004), p. 201. Voir également BAUMSTARK, Liturgie comparée, op.cit.
  17. Breviarium Romanum (Malines, Dessain, 1961).
  18. CAMPBELL, op.cit., pp. 16-28.
  19. CAMPBELL, op.cit., p. 214.
  20. Les psaumes 57, 82 et 108
  21. Les psaumes 77, 104 et 105 sont réservés aux samedis de l’Office des lectures aux temps de l’Avent, de Noël, du Carême et de Pâques.
  22. En fait, ce retranchement concerne toutes les éditions issues de Liturgia horarum, en latin comme en langue vernaculaire. Nous devons à la justice de mentionner que l’édition française a maintenu les versets imprécatoires entre crochets, alors que l’édition latine les a tout simplement omis. Les trois psaumes dont parle Martimort, quant à eux, ont tout simplement sombré dans l’oubli, quelle que soit l’édition.
  23. BESANÇON A., La confusion des langues – La crise idéologique de l’Eglise (Calmann-Lévy, 1978) pp. 123-124.
  24. ROGUET A.M., On nous change la religion (Cerf, 1959) pp. 91-92.
  25. LORANS A. , A propos du lectionnaire – Se libérer des préjugés faciles, dans Lettre à nos frères prêtres, Juin 2008, p. 5.
  26. Lectionnaire monastique de l’Office divin. A l’usage de l’abbaye Saint-Pierre de Solesmes, éd. De Solesmes. Tome I (Paris, Cerf, 1993) à Tome VII (Paris, Cerf, 1997).
  27. Lectures pour chaque jour de l’année, éd. de Solesmes. Vol. 1 (Paris, Cerf, 1994) à Vol. 4 (Paris, Cerf, 1995).
  28. Voir p.ex. STOREY W., “The Liturgy of the Hours : Cathedral versus Monastery”, dans : GALLEN J. (éd.), Christians at Prayer (Liturgical Studies), Notre Dame et Londres, University of Notre Dame Press, 1977, pp. 61-82.
  29. TAFT, op.cit., p. 306
  30. Parmi eux, Herman Schmidt SJ et Juan Mateos SJ, consulteurs du Concile pour l’exécution de la Constitution de la sainte Liturgie. Les articles de MATEOS, “The Origins of the Divine Office” dans Worship 41 (1967), pp. 477-485 et “The Morning and Evening Office”, dans Worship 42 (1963), pp. 31-47, furent écrits originellement en latin en tant que vota soumis au Concile.
  31. TAFT, op.cit., p. 306.
  32. PRETOT P., “Se donner des repères pour avancer” dans : Célébrer 339, octobre 2005, p. 45.

Le IIIème congrès sur le Motu Proprio Summorum Pontificum – “Une espérance pour l’Eglise”

Le troisième congrès sur le Motu Proprio Summorum Pontificum, avec, comme sous-titre, “Une espérance pour toute l’Eglise” a eu lieu à Rome du 13 au 15 mai.

Comme les deux années précédentes, les organisateurs en étaient le mouvement Giovanni e Tradizione et sa branche sacerdotale internationale, Amicizia Sacerdotale Summorum Pontificum.

Le congrès s’est ouvert le vendredi après-midi, par une rencontre des prêtres, religieux et séminaristes à l’église de la Trinité des Pèlerins, paroisse romaine de la Fraternité Saint-Pierre.

L’abbé Joseph Kramer, FSSP, curé du lieu, et le Père Vincenzo Nuara, official de la Commission « Ecclesia Dei » et principal cheville ouvrière du colloque ont d’abord prononcé quelques mots d’accueil. Puis, après la récitation du chapelet et le chant des Litanies de la Sainte Vierge, l’assemblée a peu entendre une méditation de Dom Cassian Falsom, OSB, prieur du Monastère de Norcia (le « Nursie » de saint Benoit) sur le thème Liturgie et Sacerdoce. L’orateur a particulièrement insisté sur le caractère de serviteur du prêtre lorsqu’il célèbre la liturgie. En tant que « pontife » entre Dieu et les hommes, il se doit de disparaître dans la liturgie de l’Eglise. Ce devoir est particulièrement sensible durant la célébration de la messe, où il se doit de respecter un ordo particulier, les rubriques prescrites et les textes liturgiques. “La liturgie ne lui appartient pas, elle n’est pas un lieu où il peut s’affirmer lui-même.”

L’après-midi s’est conclu par la célébration des vêpres pontificales, présidées par Mgr Athanasius Schneider, évêque auxiliaire d’Astana au Kazakhstan. Le service liturgique était assuré par la Fraternité Saint-Pierre et un chœur formé de Franciscains de l’Immaculé a interprété plusieurs pièces, tandis que la soixantaine de clercs présents alternaient la psalmodie. Les vêpres ont été suivies du salut du Saint-Sacrement.

Le congrès proprement dit a eu lieu le samedi 14, à l’Université pontificale Saint-Thomas d’Aquin (Angelicum). Huit interventions se sont échelonnées sur la journée. Nous reviendrons sur chacune d’elle dans de prochains articles.

Mais le sommet des trois jours fut sans conteste la messe pontificale au faldistoire, célébrée le dimanche matin, à l’autel de la Chaire de la Basilique Saint-Pierre. L’événement vaut la peine d’être souligné, car il s’agit de la première messe pontificale célébrée à cet autel depuis le pontificat de Jean XXIII. Voici la relation qu’en a donné l’édition du 15 mais de l’Osservatore Romano :

Dimanche matin, 15 mai, en conclusion du congrès sur le Motu proprio Summorum Pontificum, la messe selon la forme extraordinaire du rite romain a été célébrée dans la basilique vaticane. Elle a été célébrée à l’autel de la Chaire par le Cardinal Walter Brandmüller, en présence des trois cardinaux – William Joseph Levada, président de la Commission pontificale Ecclesia Dei, Franc Rodé et Domenico Bartolucci, qui a dirigé le chant final, ainsi que de plusieurs évêques et prélats de la Curie romaine.

Il faut noter qu’y participaient une bonne centaine de prêtres, religieux et séminaristes, ainsi qu’une assistance de plus de 500 personnes, dont de nombreux jeunes, qui avaient pris place dans les bancs de l’abside. Le service liturgique a été assuré par les membres de l’Institut du Christ Roi Souverain Prêtre.

Le chœur a alterné les pièces grégoriennes du propre avec de majestueuses compositions polyphoniques de Palestrina et de Vittoria, mais aussi du Cardinal Bartolucci. L’ordinaire était la Missa Papae Marcelli de Palestrina.

Les vêpres pontificales à la Très-Sainte-Trinité-des-Pèlerins :

Quelques vidéos de la messe à Saint-Pierre :


Les encensements de l’autel pendant le Kyrie.


Le Credo de la Messe du Pape Marcel de Palestrina, dirigé par S.E. le cardinal Bartolucci, maître de chapelle perpétuel de la Chapelle Sixtine.


Le Sanctus.

Crédit photographique : Gregory DiPippo & John Paul Sonnen

Newman et la Liturgie

Lorsqu’on parle aujourd’hui de John Henry Newman, on voit généralement le penseur, le théologien, le pasteur peut-être aussi ; en bref, celui qui, en 41 volumes, a touché à tous les domaines de la théologie, du dogme chrétien et de la spiritualité. Rarement, on fait allusion à la sensibilité liturgique de cet auteur prolifique.

Bien sûr, une fois catholique, Newman a suivi rigoureusement la liturgie telle qu’elle est prévue dans le missel, le bréviaire et le rituel. Mais on oublie souvent que le cadre de toute sa réflexion théologique, comme du chemin qui l’amènera finalement à Rome, a été la célébration liturgique et la découverte progressive de ses sources et de ses développements ultérieurs.

Pour synthétiser l’attitude de Newman vis-à-vis de la liturgie, nous pouvons dire que, sans être proprement un liturgiste, il a développé, pendant toute sa vie, un grand sens de la liturgie, sans pour autant se livrer à des études spécialisées et systématiques de celle-ci.

I. La liturgie anglicane au XIXe siècle

Si nous voulons comprendre le développement de la sensibilité liturgique de Newman, nous devons d’abord faire un détour par la liturgie anglicane telle qu’il l’a connue dans sa jeunesse, ainsi que pendant les dix-sept ans où il a exercé le ministère dans son église nationale.

a) L’œuvre d’un seul homme

Si le schisme anglican a été, bien sûr, le fait de la décision du Roi Henry VIII, décision liée à ses frasques conjugales et extraconjugales, nous pouvons dire que la « réforme anglicane » elle-même fut l’œuvre d’un seul homme : Thomas Cranmer, archevêque de Canterbury, et que son véhicule a été la liturgie. Cranmer était, pour l’époque, un homme d’une immense culture liturgique. Avec un rare brio, il est devenu l’artisan du livre qui, plusieurs siècles durant, allait rythmer la vie de l’église d’Angleterre et servir de modèle aux autres provinces de ce qui sera plus tard la « Communion anglicane ». Ce livre, le Book of Common Prayer (le Livre de la Prière commune), est une compilation en un volume des trois manuels cités plus haut : missel, bréviaire et rituel, auxquels on peut ajouter aussi le catéchisme.

Publié pour la première fois sous le règne d’Edouard VI, en 1549, révisé en 1552, ce livre fut publié dans la forme qui devait s’imposer en 1662, sous la Reine Elisabeth Ière. Les convictions protestantes de l’auteur, plus zwingliennes que luthériennes, s’expriment avant tout dans le rite eucharistique et dans les Trente-neuf articles de Religion, en fin de volumes, auxquels doit souscrire toute personne qui fait profession de foi anglicane. Ces mêmes articles qui feront l’objet d’une interprétation du Tract 90, qui mena à la suspension de la publication des « Tracts for the Time » par Newman et ses amis.

b) Une liturgie simplifiée et plus « scripturaire »

Trois éléments caractérisent l’œuvre liturgique de Cranmer : l’élimination, dans les offices, de ce qui n’est pas directement issu de l’Ecriture, la lecture systématique de la Bible et la simplification du rythme des célébrations.

Ainsi, l’Office divin est réduit à deux offices : Morning Prayer (prière du matin), appelé aussi Matins et Evening Prayer (prière du soir) appelé couramment Evensong. Le premier est une compilation des offices de matines et de laudes, le second de vêpres et de complies. Outre psalmodie et les cantiques, ils comprennent chacun la lecture de deux chapitres complets d’un livre de l’Ecriture : le premier issu de l’Ancien Testament, l’autre du Nouveau.

Matins et Evensong étaient destinés à devenir les offices paroissiaux par excellence. L’introduction au Prayer Book recommande aux curés de les célébrer quotidiennement dans leur église, en présence du peuple. L’office de Holy Communion ou encore Eucharist, en évitant soigneusement le terme « Messe », quant à lui, ne doit être célébré qu’occasionnellement, normalement quatre fois par an, après Matins et sans aucune solennité. L’image du Vicar[1] idéal se trouve admirablement décrite dans le long poème de George Herbert, édité en 1652 : « The Country Parson ». Il s’agit surtout d’une description quelque peu idéalisée de la vie pastorale anglaise, par un homme lui-même d’une grande sainteté et qui, en raison de sa mort précoce, n’a pu exercer le ministère que pendant trois ans. La réalité, dans les deux siècles qui suivront, fut toute autre.

c) Liturgie et clergé anglicans aux XVIIIe et XIXe siècle

La situation spirituelle et pastorale de la majorité du clergé anglican aux XVIIe et XIXe siècle peut sans doute se décrire en deux mots : embourgeoisement et relativisme. Le système des bénéfices et privilèges liés aux paroisses faisait de l’état clérical une situation très enviable pour beaucoup de cadets de familles. On assistait même, parfois, à un phénomène assez surprenant : le Seigneur du lieu était lui-même le curé de la paroisse et exerçait ainsi la fonction de squarson, une contraction de squire, le châtelain, et parson, le curé. Par ailleurs, les petites paroisses, pauvres en revenus, étaient souvent occupées par des gens à la formation intellectuelle et spirituelle, de même que, souvent, les vertus morales, étaient aussi pauvres que le milieu dans lequel ils vivaient. La pensée rationaliste du XVIIIe siècle et la conception réductrice de l’Eglise comme la « conscience morale de l’Etat » finissent à dépeindre une vie pastorale décadente. Beaucoup de paroisses, même, n’avaient plus de ministre résident.

Les célébrations liturgiques deviennent, bien sûr, le reflet de cet état de choses : elle se réduit, en dehors des mariages, baptêmes et funérailles, à un long office de Matins le dimanche, où le sermon, long et parfois ennuyeux, n’est qu’une longue moralisation sans appui théologique ou spirituel particulier. Parfois, un petit orchestre de cuivres, plus souvent que l’harmonium, accompagne les hymnes.

Les offices de Matins et d’Evensong continuent à être chantés avec une certaine solennité dans les cathédrales et les églises majeures. En témoignent les chefs-d’œuvre liturgiques laissés par de nombreux compositeurs anglais, mais là aussi, l’esthétique et le goût du beau prend le pas sur la ferveur religieuse. L’Eucharistie, quant à elle, reçoit la portion congrue dans les célébrations. On comptait de nombreuses paroisses de campagne où Holy Communion n’avait plus été célébrée depuis plusieurs années. Et lorsqu’elle l’était, seul un tout petit nombre de fidèles y assistaient.

d) Un renouveau évangélique

Un mouvement va cependant se faire jour, dans la seconde moitié du XVIIe siècle, auquel on donnera le nom de « Renouveau évangélique ». En Angleterre, son principal artisan est un prêtre anglican, John Wesley. Il mettra en exergue la justification par la foi, la croix comme moyen de rédemption et la piété personnelle comme essentielle à la vie de foi. Même s’il rompra plus tard avec son église d’origine, le mouvement qu’il a initié, appelé « méthodisme » aura une influence majeure sur le renouveau spirituel de l’Eglise d’Angleterre. Ses héritiers subsistent dans la branche dite evangelicals de l’anglicanisme. Le Révérend Mayers, dont le rôle sera décisif dans la première conversion de Newman, était un éminent représentant de ce courant.

e) Une religion biblique

Pour compléter le tableau, j’aimerais vous donner une image de l’anglican moyen du XIXe siècle. Pour le P. Louis Bouyer, dans son ouvrage : « Newman, sa vie sa spiritualité », la famille Newman en était l’archétype. Voici la description qu’il nous en livre :

La religion de la Bible est à la fois le titre admis et la meilleure définition de la religion anglaise. Celle-ci ne consiste pas en des rites ou des crédos, mais principalement dans le fait de lire la Bible à l’église, en famille, en privé. Je suis bien loin de sous-estimer la connaissance de l’Ecriture qui est ainsi apportée directement à la population. En Angleterre, au moins, elle a compensé jusqu’à un certain point ce qui a été perdu de grand et de capital dans le christianisme. En fait, la répétition réitérée, suivant un ordre fixé dans les offices publics, des paroles des auteurs inspirés sous l’une et l’autre alliances, et ceci dans un anglais grave et majestueux, a été un grand bienfait pour notre peuple. Il y a accordé les esprits aux pensées religieuses, il lui a donné un haut idéal moral ; il lui a rendu le service d’associer la religion avec des compositions qui, même humainement considérées, sont parmi les plus sublimes et les plus belles qui aient jamais été écrites ; plus spécialement, il lui a imprimé l’idée de tout ce que la divine Providence a fait pour l’homme, de sa création à sa fin, et, par-dessus tout, les paroles, les actions, les souffrances sacrées de Celui en qui se trouvent le centre de tous les effets de la Providence de Dieu.[2]

II.- Liturgie et Mouvement d’Oxford

On a souvent associé le renouveau liturgique dans l’Eglise d’Angleterre au XIXe siècle avec le ritualisme. Or, le mouvement tractarien, dont Newman fut l’une des chevilles ouvrières, n’a manifesté aucun intérêt pour les cérémonies ou les innovations rituelles. Ses membres se sont surtout concentrés sur un retour au Prayer Book, dans ce qu’il recommande et prescrit, mais aussi dans les possibilités qu’il offre. De manière presque ironique, ces pratiques étaient déjà considérées comme de dangereuses innovations par les tenants de l’église établie, en particulier leur souci d’arriver à une célébration fréquente de Holy Communion.

Le précurseur du renouveau liturgique dans l’église d’Angleterre fut sans doute Charles Lloyd. Ce « don » d’Oxford a donné, en 1804, une conférence sur les origines du Prayer Book, en démontrant combien la réforme anglicane était davantage luthérienne que calviniste. Devenu Regius Professor of Divinity, il réunit autour de lui un petit nombre de collègues pour des conférences privées sur le même sujet. Newman n’était sans doute pas du nombre, mais il en eut sans doute quelques échos par deux de ses confrères et futurs compagnons de combat, Pusey et Richard Hurrel Froude.

En 1832, William Palmer publia un livre intitulé Origines liturgicæ. L’enthousiasme que manifestait l’auteur pour les différents livres liturgiques devait être le prélude à la réimpression d’un grand nombre de ceux-ci à Oxford. Pour l’étude, bien sûr, mais sans compter que l’influence de leur contenu allait inévitablement pénétrer l’esprit de ceux qui les compilaient. Ce qui frappe avant tout, chez Palmer, c’est la conviction que le Prayer Book ne rompt pas la tradition des liturgies anciennes, mais se place résolument dans leur continuité historique. Une telle attitude eut l’effet d’une révélation pour nombre de ses lecteurs.

Les Tracts for the Time qui traitent de liturgie argumentent, en général, en faveur du respect du Prayer Book dans son intention primitive. Dans le Tract 9, Froude s’oppose à l’habitude de raccourcir les offices et plaide en faveur du retour d’éléments jusqu’alors négligés. Il sera appuyé en cela par Keble dans le Tract 84, une collection d’écrits de théologiens de l’anglicanisme primitif sur l’utilisation des textes. Dans le Tract 13, le même Keble demande le respect du lectionnaire dominical, en démontrant les principes sur lesquels il s’appuie.

Nous noterons cependant la nouveauté apportée par Froude dans le Tract 63 où, sur la base des Origines liturgicæ de Palmer, il démontre les caractéristiques essentielles des liturgies traditionnelles en prenant pour base quatre de celles-ci : le Canon romain, la liturgie de Saint-Jean Chrysostome, celle de Saint-Marc et la gallicane. Il dénie ensuite à la liturgie eucharistique du Prayer Book son caractère protestant, pour lui faire une place parmi les grandes liturgies traditionnelles. Il y déplore cependant l’absence de l’oblation sacrificielle, de la prière pour les défunts, du baiser de paix et de la fraction du pain. C’est le même Froude qui plaidera, en 1834, pour que l’on substitue à la liturgie du Prayer Book une bonne traduction de ce qu’il nomme la Liturgie de saint Pierre, c’est-à-dire du Missale Romanum. Froude, cependant, semble jouer les cavaliers seuls dans cette préhension de la liturgie anglicane. La publication de ses notes, après sa mort, causera le scandale parmi ses contemporains.

III.- Newman et la liturgie

a) Son intérêt pour l’étude de la liturgie

Dans le Tract 11, The Visible Church, il déclare que l’unité de l’Eglise se rend visible dans la liturgie. Celle-ci, d’après lui, n’est pas seulement un agencement arbitraire d’éléments épars, mais une juste expression de la louange, qui prend sa source dans l’Eucharistie et les autres sacrements.

Durant la plus grande partie de sa période anglicane, Newman a cependant suivi l’opinion de la majorité de ses confrères du mouvement tractarien, qui pourrait tenir dans ce slogan : le Prayer Book, rien que le Prayer Book, mais tout le Prayer Book. Avec eux, il est convaincu que c’est avant tout la liturgie qui fait l’Eglise. Dans sa pratique liturgique, il n’a jamais introduit d’éléments nouveaux et s’est contenté, jusqu’à sa conversion, d’observer scrupuleusement et intégralement les rubriques et les coutumes de son église.

Tout au long de son ministère, à Oxford, comme à Littlemore, il a célébré au côté nord de l’autel, vêtu du surplis, de la scarf[3] et du hood[4] académique. Il portait la même tenue pour la prédication, comme en témoignent les gravures que nous possédons. On nous dit aussi qu’à l’issue de son dernier sermon anglican à Saint Mary’s, intitulé The Parting of Friends, il est descendu de la chaire et a déposé le hood sur le banc de communion.

L’adoption des ornements liturgiques dans certaines, puis dans la plupart des églises anglicanes est, en effet, postérieure à la conversion de Newman.

Dans la nouvelle église qu’il a construite à Littlemore, et qui fut terminée en 1836, on peut voir un autel surmonté d’un retable et d’une croix de pierre. Il n’y a rien introduit qui ne correspondait à la pratique de l’époque dans l’église d’Angleterre. Un an plus tard, Bloxam, qui fut le vicaire de Newman de 1837 à 1840, a doté l’autel deux chandeliers dorés, copie de ceux que l’on peut voir à la chapelle de Magdalen College et de quelques autres objets qui devinrent, par la suite, courants dans la plupart des églises.

L’évolution liturgique de Newman a commencé dans les conversations qu’il avait avec Froude et s’est développée à mesure qu’il devait se livrer à l’étude pour poursuivre la publication des Tracts et approfondir ses sermons. Il possédait peu de livres liturgiques dans sa bibliothèque et l’on peut affirmer qu’une étape importante a été franchie lorsque, à la mort de Froude, il a reçu en souvenir l’édition du Bréviaire de ce dernier.

b) Une portée pastorale

Plus que dans l’étude, il semble que la sensibilité liturgique de Newman se manifeste dans sa vie de pasteur. Contrairement à une fausse image que l’on a parfois tracée de lui, il n’a pas été le savant isolé dans sa tour d’ivoire. Toute sa vie, depuis son ordination diaconale dans l’église anglicane jusqu’à sa mort en 1890, Newman a été un pasteur d’âmes.

Dans sa période anglicane, la réflexion constante sur l’essence de ce qu’il appelait The Church catholic a renforcé sa conviction que la liturgie est au centre de la foi et de la mission pastorale de l’Eglise. Ceux qui ont assisté aux offices qu’il célébrait, à Saint Clement’s d’abord, à Saint Mary’s et à Littlemore ensuite, ont pu expérimenter combien pour lui, la liturgie était la foi célébrée et transmise. Les offices quotidiens et la célébration eucharistique était pour lui l’essence même de la vie paroissiale. Dans les visites systématiques et assidues aux paroissiens, il insistait très fort sur la participation aux offices et à l’implication des fidèles dans la vie liturgique de l’Eglise. Pour lui, toute négligence ou omission dans la pratique liturgique était un manquement aux devoirs qu’à l’Eglise envers Dieu et les fidèles. Il exprime clairement cette conviction dans le Tract 75, dont il est l’auteur, et qui est intitulé The Daily Service.

La piété qui l’animait durant les célébrations n’a pas échappé à ses contemporains. Il attachait une grande importance à ce que nous appelons aujourd’hui la Liturgie de la Parole et transmettait sa dévotion par sa manière de célébrer et de prêcher. Grâce à son action pastorale, de plus en plus de fidèles assistaient aux offices, ce qui lui permettait de développer de plus en plus les célébrations liturgiques.

Avec prudence, il envisagea une célébration eucharistique hebdomadaire à Saint Mary’s, ce qui n’était pas dans les habitudes de l’époque. Il y avait pensé depuis 1836, mais ce n’est qu’à Pâques de l’année 1837 qu’il put réaliser son vœu avec, pour cette première fois, la participation de trente-six fidèles.

De même l’office divin, recommandé de manière quotidienne par le Prayer Book, mais souvent extrêmement négligé, retrouva sa place à Saint Mary’s. Matins et Evensong redevinrent des offices quotidiens à partir de 1834. A Littlemore, à partir de 1836, Newman ou l’un de ses vicaires se rendaient chaque jour à l’église pour l’Evensong.

Une autre pratique prévue par les réformateurs, mais tombée presque complètement en désuétude, fut remise à l’honneur, non sans critiques, au Carême de 1838 : la confession individuelle. Tout, dans la liturgie de Newman, avait essentiellement une vue pastorale.

A une époque où les sermons étaient souvent longs, redondants et peu stimulants pour la vie des fidèles, la prédication de Newman frappaient par leur profondeur, leur caractère spirituel et leur sincérité, qui invitaient ainsi les fidèles à mener une vie digne de leur foi. Selon les auditeurs, ils allaient droit au cœur et semblaient rencontrer les conditions de vie de chacun des fidèles. La devise cardinalice de Newman, Cor ad cor loquitur, résume à elle seule l’impact de son ministère. Les sermons paroissiaux de l’Evensong du dimanche ont été l’un des principaux agents de la réputation de Newman à Oxford. Ils attiraient les foules, et en particulier les étudiants.

Même si Newman n’a pas axé l’essentiel de sa réflexion sur la liturgie, l’influence de celle-ci transpire dans ses sermons. L’Eglise est, pour lui, la communauté de la louange : la Church catholic[5] est par nature sacramentelle et liturgique. L’un des critères essentiels pour vérifier l’authenticité d’une église et la qualité de sa liturgie, d’où sa volonté de restaurer l’observance de toutes les prescriptions du Prayer Book. Ce critère, dans un premier temps, lui semble suffisant : il voit son église comme revêtue de l’autorité et le Prayer Book comme organe de cette autorité.

Cependant, graduellement, il progresse vers une compréhension plus exigeante du rôle et du contenu de la liturgie. A mesure que croît son sens de la liturgie, il s’intéresse non seulement aux origines du Prayer Book, mais aussi aux limites de celui-ci. Influencé, à des niveaux différents, par Froude, Lloyd, Palmer, Keble et Pusey, il acquiert une vue nettement plus large du fondement liturgique de l’Eglise.

Sous l’influence de Froude, en particulier du Tract 63, il distingue la structure spécifique des prières eucharistiques en Orient et en Occident. Il comprend alors plus clairement que c’est l’Eglise de Rome qui a gardé et maintenu l’Eucharistie dans son intégralité, quel que puissent être les pratique dévotionnelles attachées à celle-ci.

Son étude de la liturgie va orienter de plus en plus ses pas vers Rome, à mesure que le mouvement tractarien poursuit son chemin et qu’avec Froude et d’autres compagnons, il approfondit sa connaissance de la liturgie romaine. Un pas décisif sera franchi lorsqu’à la mort de Froude, en souvenir de celui-ci, il reçoit l’édition du bréviaire romain. Pour la première fois, il peut se livrer à une étude en détails des offices du bréviaire, ce qui provoque en lui une grande admiration. Il se met alors à les réciter. On peut dire que le bréviaire a joué un rôle capital et formatif dans l’évolution de Newman. Il a marqué sa vie et l’a édifié.

Dans ce développement de sa pensé, la découverte du bréviaire a contribué, comme nous le verrons plus loin, à changer le regard, jusque là extrêmement critique, qu’il jetait sur l’Eglise de Rome.

c) L’Eucharistie

C’est également dans les sermons que l’on découvre la plus belle expression des convictions de Newman concernant la célébration de l’Eucharistie et du sens de ce qu’il nomme le ministère eucharistique de l’Eglise. Sa pensée s’appuie à la fois sur l’Ecriture et les écrits de Pères. Comme autrefois les Caroline divines, théologiens écossais du XVIIIe siècle, que l’on peut considérer comme les précurseurs du renouveau catholique dans l’église anglicane, il professe la foi en la présence réelle. Il est suivi en cela par la plupart des tractariens, comme d’ailleurs dans la foi au caractère sacrificiel du sacrement, même si les l’expression de celle-ci varie en fonction des auteurs.

Timide dans les premiers sermons, l’affirmation de ces convictions va grandissante et trouve son apogée dans l’exposé de la théorie de William Wilberforce, l’un des initiateurs du renouveau évangélique, sur l’offrande que fait le Christ de Lui-même dans l’Eucharistie.

Pusey lui-même embrayera cette conviction dans le Tract 81, en présentant la vision antique du sacrifice impétratoire, c’est-à-dire offert pour obtenir de nouveaux bienfaits, qui cependant ont été mérités autrefois par le Christ.

d) Le bréviaire

La découverte du bréviaire a contribué à changer le regard, jusque là extrêmement critique, qu’il jetait sur l’Eglise de Rome. Il a ouvert une fenêtre en direction de cette Eglise et l’a incité à la connaître davantage. Il avait l’intuition claire qu’en dépit de ses réticences, cette Eglise possédait un attrait particulier si le bréviaire était l’expression de sa vie spirituelle.

Le rencontre du bréviaire a signifié, pour Newman, sa première rencontre « de l’intérieur » avec la liturgie romaine et lui a fourni l’occasion de se livrer pour la première fois à l’étude approfondie d’un livre liturgique. Il a fait l’expérience d’un attrait et d’un enrichissement de la vie spirituelle que n’avait jamais pu lui apporter le Prayer Book, tant pour sa vie liturgique que spirituelle.

Le contenu du bréviaire le séduisait à bien des égards : il aimait la récitation du psautier en une semaine et la beauté des antiennes. Pratiquement toute l’Ecriture était lue à l’office des matines, ou du moins l’aurait été si les fêtes et commémorations de saints ne venaient pas constamment interrompre le cursus ordinaire. Il aimait les homélies des Pères du troisième nocturne. Les lectures hagiographiques, même si elles appelaient une sérieuse révision, lui donnaient un aperçu de l’histoire de l’Eglise et de son chemin spirituel. Tout au long de l’année, le cursus des offices célébrait avec une grande richesse de textes tant les temps liturgiques que le temps ordinaire, marqué ponctuellement par la célébration de fête du Seigneur, de la Sainte Vierge et des saints. Les moments de la journée se trouvaient eux-mêmes sanctifiés dans le cycle quotidien des offices. Antiennes, versets, répons, tout contribuait à l’enrichissement de la prière liturgique du bréviaire. Et par-dessus tout, Newman aimait les hymnes.

Son intérêt grandissant pour la liturgie, tant dans le soin apporté à la célébration des offices anglicans que dans son intérêt pour la liturgie romaine, a clarifié de plus en plus sa perception de la Church catholic, la véritable Eglise du Christ. Il a clairement compris la corrélation entre la liturgie que célèbre la communauté et son identité ecclésiale. Ce que le Père Alcuin Reid, dans son chef d’œuvre de synthèse, appelé The Organic development of the Liturgy[6], Newman l’a compris comme constitutif de l’identité même de l’Eglise et de son caractère d’Eglise unique du Christ.

Il y a une interaction constante entre liturgie et foi : la prière de l’Eglise, tout au long de son histoire, exprime sa foi telle qu’elle la proclame et la précise, et c’est la foi qui est à la source de la liturgie. La liturgie a une fonction normative pour former à la foi. Newman était très sensible à la manière dont la foi de l’Eglise s’est développée de manière systématique. C’est, en partie, en découvrant la liturgie et la manière dont elle exprime la foi de l’Eglise, qu’il est parvenu à cette intuition. La liturgie, dans son évolution, porte en elle l’évolution de la foi de l’Eglise. Elle exprime la foi de l’Eglise, et c’est cette foi qui lui donne son contenu.

La théologie liturgique n’était guère à l’honneur au début du XIXe siècle, elle a été remise à l’honneur à partir du milieu de celui-ci, ainsi qu’au XXe. Pour le théologien du XIXe, la liturgie était souvent une partie de la vie de l’Eglise qui existait par elle-même et consistait à rendre à Dieu le culte qui lui est du, sans pour autant toucher à la théologie. Chez Newman, la théologie liturgique, l’intuition citée plus haut, est implicite, elle transparaît nettement dans ses sermons : la liturgie en tant que telle, exprimée dans les principaux livres liturgiques, est bel et bien un locus theologicus.

Newman a tenté trois fois de traduire le bréviaire : deux fois le romain, une fois le bréviaire de Sarum, en usage autrefois dans les îles britanniques. Chacune de ces tentatives a avorté. A Littlemore, même lorsqu’il éprouvait encore de graves réticences vis-à-vis de Rome, la récitation du bréviaire rythmait la journée de la communauté, même si les offices anglicans continuaient d’être récités publiquement. Cette pratique n’allait pas sans créer des difficultés chez certains compagnons de Newman, qui devaient faire face aux rubriques de l’Office romain et à sa longueur.

Le bréviaire a fasciné Newman et l’a accompagné fidèlement sur le chemin de la conversion.

A l’apogée du mouvement tractarien, Newman adoptait sans doute la position autrefois tenue par Palmer, qui voyait le Prayer Book anglican dans la continuité du développement organique de la liturgie de l’Eglise, dans la ligne des grandes liturgies traditionnelles. A la période de Littlemore, à l’instar du Tract 63, dont Froude était l’auteur, il a réalisé la rupture radicale de l’œuvre de Cranmer par rapport à la liturgie catholique : Matins et Evensong, entre autres, n’étaient que des versions réduite à l’excès et expurgées des offices du bréviaire. Aidé par la prière quotidienne du bréviaire, il en est venu, non sans angoisses et conflits intérieurs, à identifier l’Eglise qui avait construit cette prière comme la véritable Eglise fondée sur les Apôtres. La comparaison des deux liturgies a été décisive dans le choix qu’il a dû faire entre l’église d’Angleterre et celle de Rome. Il voyait clairement que l’église dans laquelle il avait été baptisé et ordonné ne pouvait prétendre détenir l’autorité et l’apostolicité, et que sa liturgie manquait du caractère réellement catholique qui faisait l’objet de sa recherche. L’Eglise de Rome, par contre, en dépit des défauts qu’il lui trouvait, possédait toutes ces qualités, jusques et y compris une liturgie intégrale.

e) Le temps liturgique

Les sermons paroissiaux révèlent également un sens profond de l’année liturgique, articulée autour des mystères de l’Incarnation et de Pâques. Les temps liturgiques, de même que les fêtes, sont le sujet de nombreuses prédications. On y note également la présence de sermons pour les fêtes de saints, en particulier des apôtres, que Newman considère comme les piliers de la fondation de l’Eglise. Rien que pour l’année 1830, par exemple, on note un sermon sur Pierre, Jacques le Majeur, Barnabé, Barthélemy, Matthieu, Marc, Luc, Jean et Marie-Madeleine.

A côté des mystères et des fêtes, on note aussi des sermons qui traitent de la liturgie en tant que telle : vingt-six d’entre eux n’ont jamais été publiés. Une série de dix sermons, prêchés en 1830, est d’un intérêt tout particulier. Le premier d’entre eux traite de l’Eucharistie, action de grâce, en tant qu’essence de toute la louange chrétienne. Le prédicateur reprend ce thème et démontre la nécessité de textes établis et autorisés dans l’Eglise. Les trois suivants parlent du caractère enseignant de la liturgie, comme véhicule de la doctrine, selon la maxime connue Legem credendi statuat lex orandi. Les cinq derniers mettent l’accent sur la formation aux vertus que donne la liturgie : elle forme le caractère du chrétien en lui instillant la foi, l’espérance, le respect, l’abnégation et la charité. Newman insiste particulièrement sur l’observance du Carême dans le neuvième d’entre eux.

Entre 1831 et 1841, 41 sermons traitent du Carême. En 1828, il prêche six sermons sur le baptême, la confirmation et l’eucharistie.

Le sens liturgique profond de Newman n’est pas seulement à chercher dans les sujets de sa prédication, mais bien davantage dans le style et la structure de ceux-ci. Il ne s’agit pas de longues démonstrations théoriques, mais bien d’authentiques homélies basées sur la sainte Ecriture. Nous citerons à ce propos Placid Murray , qui les présente comme « fondamentalement dogmatique » en ce qu’ils récapitulent toute la tradition patristique de l’Incarnation, de la Rédemption et de la Trinité.

Nous pouvons y distinguer cinq intuitions de base, révélatrices de toute la conception qu’à Newman de la liturgie comme centre de la vie de l’Eglise :
– la conception du cycle pascal comme le temps sacramentel par excellence,
– la vision eschatologique du temps : les derniers temps inaugurés par la Résurrection du Christ jusqu’à son retour,
– le sentiment intérieur qu’éveille chez le chrétien la célébration des mystères,
– la présence du Ressuscité à son Eglise,
– la vision de l’histoire humaine comme histoire du Salut.

Déjà à l’honneur dans le Prayer Book, le temps liturgique trouve chez Newman une systématisation et une valeur d’enseignement et d’évangélisation, qui vise à former le chrétien et la communauté.

Conclusion

En guise de conclusion, nous citerons l’Apologia pro vita sua. Lorsqu’il en arrive à décrire la charnière entre les deux principales périodes de sa vie, le nouveau bienheureux, avec l’art des formules qui le caractérise, nous livre cette synthèse de son évolution vers la l’Eglise romaine et sa liturgie :

Je la regardais (l’Eglise de Rome) : avec ses rites, ses cérémonies et ses prescriptions, et j’ai dit « ça, c’est la religion ». Puis j’ai jeté un regard sur notre pauvre église anglicane, pour laquelle j’avais travaillé avec tant de zèle et à laquelle j’appartenais inconditionnellement. Et malgré mes tentatives de lui donner une base doctrinale et esthétique, elle me semblait la pire des inconsistances.

Abbé Jean-Pierre Herman
Conférence au Circolo culturale John Henry Newman, Seregno (Lombardie), le 12 novembre 2010.
Traduit de l’italien.

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Pour approfondir le sujet :
Bibliographie
Ouvrages en langue française
• Keith Beaumont, Petite Vie de John Henry Newman, Desclée de Brouwer, 2005
• Louis Bouyer, Newman, sa vie, sa spiritualité, Éditions du Cerf, 2009 (1ère édition 1952)
• Louis Bouyer, Newman, le mystère de la foi : Une théologie pour un temps d’apostasie, Ad Solem, 2006.
• Henri Bremond, Newman, essai de biographie psychologique, Librairie Bloud et Gay, Paris, 1932, 8e éd. (1re éd. 1906)
• Owen Chadwick , John Henry Newman, Éditions du Cerf, 1989
• Louis Cognet, Newman et la recherche de la vérité, 1967
• Christopher Dawson, Newman et la modernité : l’épopée du Mouvement d’Oxford, Ad Solem, 2001
• Charles Stephen Dessain, Présence de Newman. Thèmes spirituels, Éditions du Cerf, 1993
• Charles Stephen Dessain, Pour connaître Newman, Ad Solem, 2002
• Ramon Fernandez, Newman, Ad Solem, 201023
• Pierre Gauthier, Newman et Blondel : Tradition et développement du dogme, Éditions du Cerf, coll. « Cogitatio Fidei », 1988
• Jean Honoré, La Pensée christologique de Newman, Desclée de Brouwer, 1996
• Jean Honoré, John Henry Newman, Un homme de Dieu, Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2003
• Jean Honoré, John Henry Newman : le combat de la vérité, Éditions du Cerf, 2010
• Jean Honoré, La Pensée de John Henry Newman, Ad Solem, 2010
• Bertrand de Margerie, Newman face aux religions de l’humanité, Parole et Silence, Genève, 2001
• Jean Stern, Bible et tradition chez Newman, Éditions Aubier, 1967
• Xavier Tilliette, La Mémoire et l’Invisible, Ad Solem, 2002
• Xavier Tilliette, L’Église des philosophes, Éditions du Cerf, 2006
• Collectif, Le cardinal Newman, Téqui, 1985
Article en langue française
• Bernard Dupuy, op, « John Henry Newman », Encyclopaedia universalis
Autres langues
• (en) Avery Dulles, John Henry Newman, 2002
• (en) James, ed. Collins, Philosophical Readings in Cardinal Newman, Editions Regnery (en), Chicago, 1961
• (en) Ian Ker, John Henry Newman: A Biography, Oxford, New York N.Y., 1988 (ISBN 0192827057)
• (en) Placid Murray, Newman the Oratorian; his unpublished Oratory papers. Edited with an introductory study on the continuity between his Anglican and his Catholic ministry, Dublin, 1969.
• (en) Jay Newman (en), The Mental Philosophy of John Henry Newman, Presse universitaire Wilfrid Laurier (en), Ontario, Canada, 1986 (ISBN 0889201862)
• (en) Thomas J. Norris, Newman and His Theological Method: A Guide for the Theologian Today, E. J. Brill, Leiden, 1977 (ISBN 9004048847)
• (en) J. H. Walgrave, Newman the Theologian: The Nature of Belief and Doctrine as Exemplified in His Life and Works, Geoffrey Chapman (en), Londres, 1960
• W. Ward, The Life of John Henry cardinal Newman, Londres, 1912

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Notes :    (↵ reviens au texte)

  1. Terme anglais qui désigne le curé et, dans le langage populaire, tout prêtre. Paradoxalement, le vicaire, lui, est désigné par le terme curate.
  2. Maisie Ward, Young Mr. Newman, New York, 1948, p. 111, cité par Louis Bouyer, Newman, sa vie, sa spiritualité, Éditions du Cerf, 2009 (1ère édition 1952).
  3. Lit. écharpe, sorte d’étole évasée à ses bords, que les ministres anglicans portent sur le surplis comme habit de chœur et aussi lorsqu’ils célèbrent la liturgie.
  4. Lit. capuchon. Ce capuchon large est porté par les titulaires de titres académiques. La combinaison des étoffes et des couleurs permet de voir le titre qu’ils portent et l’université qui le leur a conféré. Les ministres anglicans le portent sur le surplis.
  5. Newman désigne par ce terme l’Eglise universelle, indivise, à la différence du terme Catholic Church qui, lui, désigne l’Eglise de Rome.
  6. Le développement organique de la liturgie. Alcuin Reid, The Organic Development of the Liturgy: The Principles of Liturgical Reform and Their Relation to the Twentieth-Century Liturgical Movement Prior to the Second Vatican Council, San Francisco, 2004.