Dans la messe du rit ambrosien, la distribution de la communion est faite tandis que le chœur chante une antienne appelée Transitorium. Le jour de Pâques, c’est cette pièce Venite populi qui est par le Missel et l’Antiphonaire ambrosiens.
Nous avons enregistré ce transitorium du jour de Pâques de la liturgie ambrosienne, en amitié à nos amis de Milan durement éprouvés par l’épidémie de ce printemps 2020 :
En voici le texte ambrosien et sa traduction française :
Veníte, pópuli : sacrum immortále, mistérium illibátum agéndum cum timóre et fide. Accedámus mánibus mundis, pœniténtiæ munus communicémus : quóniam Agnus Dei propter nos Patri sacrifícium propósitus est : Ipsum solum adorémus, ipsum glorificémus cum ángelis clamántes : Hallelújah, hallelújah. | Venez, peuples, approchez-vous du mystère sacré et immortel, de cette action sans tâche, avec crainte et foi. Avançons avec des mains pures, communions au don de la pénitence ; car l’Agneau de Dieu pour nous au Père s’est offert en sacrifice ; c’est lui seul que nous adorons, c’est lui seul que nous glorifions, avec les Anges en clamant : Alléluia, alléluia. |
Comme Michel Huglo le soulignait (Les Chants de l’ancienne liturgie gallicane, 1970), le rit ambrosien a généralement utilisé les antiennes de communion romaines pour en faire ses antiphonæ ad confractorium, chantées pendant la fraction de l’hostie par le célébrant, et il a employé pour la communion (les transitoria ambrosiens) des pièces en provenance soit des Gaules, soit de l’Orient grec. Et en effet, on retrouve ce transitorium milanais dans un grand nombre de manuscrits carolingiens puis médiévaux français, et on s’accorde à y voir une antique relique qui subsiste de l’ancien rit des Gaules, d’avant sa suppression par Pépin le Bref puis Charlemagne.
Voici le texte en usage en France, présentant quelques légères variantes avec la leçon milanaise, avec la mélodie française établie par les livres de Solesmes (pour le Processionnal monastique de Dom Pothier de 1888), qui est substantiellement la même que celle de Milan :
Veníte, pópuli : ad sacrum et immortále mystérium et libámen agéndum : cum timóre et fide accedámus, mánibus mundis : pœniténtiæ munus communicémus : quóniam Agnus Dei propter nos Patri sacrifícium propósitus est. Ipsum solum adorémus : ipsum glorificémus cum Angelis clamántes : Alleluia. | Venez, peuples, approchez-vous du mystère sacré et immortel, et de ces prémices offerts : avec crainte et foi, avançons, avec des mains pures, communions au don de la pénitence ; car l’Agneau de Dieu pour nous au Père s’est offert en sacrifice ; c’est lui seul que nous adorons, c’est lui seul que nous glorifions, avec les Anges en clamant : Alléluia. |
Cette pièce est typique de l’ancienne liturgie des Gaules. Dom Edmond Martène y trouvait des réminiscences d’un sermon de saint Césaire d’Arles et s’appuyait sur un passage des Miracles de saint Martin rédigés par saint Grégoire de Tours qui montre que l’ancien rit des Gaules appelait les fidèles à la communion générale le jour de Pâques[1]. Le texte n’en est pas tiré de l’Ecriture (comme pour la quasi-totalité des pièces de chant romaines), et – convoquant les Anges et les hommes dans une adoration commune, elle évoque quelque peu la liturgie céleste de l’Apocalypse, qui était si chère à l’ancien rit des Gaules. Le vocabulaire employé pour parler de l’Eucharistie (mysterium, libamen, munus) renvoie à une époque très reculée, de même que les mains pures, allusion à la communion dans le rit des Gaules, où les mains étaient utilisées comme patène par les communiants (revêtues d’un voile pour les femmes gauloises). Sous le texte latin, on sent néanmoins l’existence d’une pièce grecque (si une telle pièce a existé, elle a depuis disparue des liturgies orientales) qui a été traduite en latin, et il est possible que les mélodies ambrosiennes et gallicanes aient gardé la modulation du chant byzantin. La participation aux saints Mystères avec crainte et foi sont des thèmes fréquemment employés par les Pères de l’Ecole d’Antioche.
Dans la liturgie de saint Jean Chrysostome justement, ayant communié de la main du célébrant, le diacre reçoit le calice, se rend aux portes royales devant l’iconostase et, l’élevant, il invite le peuple à venir en communier en proclamant, dans un texte qui rappelle fortement le nôtre :
Μετὰ φόβου Θεοῦ, πίστεως καὶ ἀγάπης προσέλθετε.
Avec crainte de Dieu, foi & amour, approchez !
Il n’est pas impossible aussi que le texte gallican/ambrosien soit une amplification de cette invitation diaconale demandant au peuple à venir communier. Il semble que dans l’ancien rit des Gaules, ce texte ait été originellement chanté par les diacres avant la communion, et que c’était ainsi sa position antique. Les manuscrits médiévaux de l’Abbaye de Saint-Benoit-sur-Loire[2] indiquaient encore que le Venite populi était chanté avant la communion par deux diacres.
Ce vieux texte gallican se retrouve dans divers manuscrits liturgiques[3] de Tours, de Poitiers[4], de Vienne, de Chartres, de Paris, de Châlons, de Saint-Omer, de Verdun, des abbayes de Saint-Denis, de Saint-Martin de Tours (on le chante le jour de Pâques pendant la communion du clergé[5]), de Pontlevoy (où on le chantait aux fêtes solennelles), de Saint-Vaast d’Arras, de Saint-Martin d’Autun, de Montoriol, d’Echternach.
C’est surtout dans le rit lyonnais que cette pièce est restée célèbre, car, des manuscrits, il est passé dans la première édition du Missel lyonnais en 1487 où il a été repris (après la parenthèse parisiano-lyonnaise des livres de Mgr de Montazet) dans le livres romano-lyonnais du cardinal de Bonald (que pour la cathédrale). Dans le rit lyonnais, le Venite populi est chanté entre le premier et le second Agnus Dei, les jours de Noël, de Pâques et de la Pentecôte, jours autrefois de communion générale du peuple où tous étaient tenus de communier, conformément aux décrets du Concile d’Elvire de l’an 305, du Concile d’Agde de l’an 506 (canon 18), repris au IIIème Concile de Tours de l’an 813 (canon 50)[6].
Voici comment se déroulait le chant du Venite populi le jour de Pâques selon l’ordinaire de Châlons :
Le chœur en chapes s’approche après la communion de l’évêque ou du prêtre. Le diacre et le sous-diacre sont devant l’autel, l’évêque étant séparé sur le côté droit de l’autel, avec la mitre et la crosse, et le chantre commence l’antienne Venite populi, que les autres continuent. Et lorsqu’on chante cette partie : Ipsum solum adoremus, on fléchit les genoux. L’antienne finie, les chanoines et les clercs des stalles hautes et les autres des stalles basses, qui doivent communier, reçoivent le baiser de paix de l’évêque. Puis l’évêque les communie, ayant déposé mitre et crosse, et les laïcs s’il y en a.
Voici comment se déroulait cette cérémonie le jour de Pâques selon le missel de l’Abbaye de Saint-Martin d’Anay à Lyon :
Ayant dit Agnus Dei, avant la réception de la communion, l’Abbé ou celui qui célèbre va au marchepied de l’autel, et là tous reçoivent de lui la paix. L’abbé, en embrassant les frères, dit à chacun : Pax tecum frater ; et l’autre lui répond : Et cum spiritu tuo. Le diacre et le sous-diacre reçoivent la paix en premier, puis les principaux en premier. Cela fait, on se retourne vers l’autel, & tous viennent alors autour de l’autel, & chantent d’une haute voix l’antienne Venite populi. Or lorsqu’on dit Ipsum solum adoremus, tous fléchissent les genoux, et pendant qu’on la chante, il y a deux grands encensoirs qui encensent l’autel. Ensuite tous ceux qui n’ont pas célébré viennent recevoir la communion.[7]
Dans les manuscrits, cette antienne porte divers titres : Ad Eucharistiam[8], Ad communicandum, et même Ad corpus Domini frangendum.
Très présente en France, elle se retrouve aussi en Italie du Nord, non loin de l’ère d’extension du rit ambrosien (Abbaye de Nonantola près de Modène, chapitre de Monza et cathédrale de Padoue) mais aussi à Bénévent (où l’influence grecque fut longtemps prépondérante), ou encore en Angleterre (tropaires de Winchester, de Cantorbéry), où elle a pu s’acclimater après l’invasion normande. Néanmoins l’origine première parait bien être de l’ancien rit des Gaules, d’où elle serait passée au rit ambrosien.
Musicalement parlant, plusieurs indices penchent pour cette origine : le mode de ré, très employé dans toutes les pièces qui nous sont parvenues de l’ancien rit des Gaules, le mélisme très orné de l’Alleluia final sur la voyelle e (détail typiquement gallican), et enfin l’emploi du pes stratus (ici sur le a initial d’alleluia), un neume composé d’un pes ayant un oriscus pour seconde note, qui ne se rencontre pas dans les formules grégoriennes.
Le Venite populi magnifiquement chanté par Marie-Claire Billecocq (Le Chant grégorien du soliste, Editions Studio S.M., 1982) :
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- Dom Edmond Martène, De Antiquis Ecclesiae Ritibus libri (Lib. I, cap. IV, art. X) – Saint Grégoire de Tours, Miracles de saint Martin, Livre II, chapitre XIII.↵
- Dom François Chazal, L’Abbaye de Pontlevoy, in Le Loir-et-Cher historique, archéologique, scientifique, artistique et littéraire, Blois, 1898, col. 299.↵
- Listés par le Chanoine Ulysse Chevalier, Repertorium hymnologicum n° 21307↵
- Le Pontifical de Poitiers du début du IXème est le plus ancien témoin manuscrit que nous ayons aujourd’hui de cette pièce.↵
- Rituel de Saint-Martin de Tours du XIIIème siècle.↵
- Avant que cette obligation fut réduite par le IVème Concile œcuménique de Latran en 1215 à la seule fête de Pâques par le célèbre canon 21 Utriusque sexus.↵
- Dom Edmond Martène, De Antiquis Ecclesiae Ritibus libri (Lib. IV, cap. XXV, art. XXVIII)↵
- Fournier, Paul (1853-1935), Un missel lyonnais du XIIIème siècle, Lyon 1901.↵
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