L’un des rares constats qui fait l’unanimité sur les différentes réformes de la liturgie des années 50-60 est qu’elles ont largement profité à une catégorie professionnelle : les éditeurs.
Nous en trouvons une illustration caractéristique dans la révision de la traduction sous Pie XII, dont le résultat fut l’édition d’un nouveau bréviaire que tous les clercs ont acheté pour l’abandonner très vite et revenir à l’ancienne version pour cause d’impraticabilité.
C’est la raison pour laquelle il est possible de trouver dans tous les vide-grenier et les librairies de seconde main de splendide bréviaire en reliure plein cuir et à la dorure intacte, mais avec une version latine des psaumes qui fut éphémère[1].
Les différentes versions du psautier
On date généralement du IIème siècle les premières traductions latines des textes bibliques, sur base de la LXX et des textes grecs qui constitueront plus tard le Nouveau Testament. On appelle généralement ces versions la Vetus latina, ou Veteres, selon que l’on considère qu’il y a eu une ou plusieurs traductions. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet ici. On considère que la version “européenne”, sur base de textes venus d’Afrique, date du IVème siècle. Ce latin biblique est une langue spécifique, éloignée du latin classique, par souci de littéralisme et de respect des termes d’origine grecque ou hébraïque.
Nous n’en possédons aucune version complète. On trouve çà et là des fragments, par exemple dans les citations de Cyprien de Carthage pour la version primitive. Pour les psaumes, dans la version dite européenne, la liturgie a gardé quelques citations dans les antiennes du missel romain, particulièrement certains introïts où l’on n’a pas remplacé le verset par la version de la Vulgate.
A la fin du IVème siècle, saint Jérôme réalisa une rapide révision du psautier, sans doute à la demande du pape saint Damase. Le résultat fut le psautier que l’on appelle aujourd’hui “romain”. Son usage fut réduit à la ville de Rome, en dehors de laquelle il ne fut jamais adopté. Ce fut la version utilisée à la Basilique Saint-Pierre jusqu’à la réforme liturgique de Vatican II.
Exilé en Orient, Jérôme fit une seconde révision qui donna le psautier dit gallican et une troisième à partir du texte hébreu. Le psautier gallican fut imposé à la chrétienté sous Charlemagne et devint la version utilisée dans la plupart des Offices monastiques ou locaux, pour devenir l’unique version après le Concile de Trente.
Ainsi a langue de saint Jérôme devint-elle le texte familier de l’Eglise romaine dans le chant quotidien de l’Office divin et dans la plupart des textes de la messe.
Une nouvelle traduction
Le pontificat de Pie XII fut marqué, on le sait, par un regain d’intérêt pour l’étude de l’Ecriture sainte. C’est dans la foulée de ce mouvement que le pape s’inquiéta de la discordance entre le latin du psautier et la langue classique qu’apprenaient les clercs dans leur formation. Il émit alors l’idée d’une nouvelle traduction des psaumes en latin classique, dans le but d’une meilleure compréhension de la prière de l’Office divin par ceux qui y sont astreints.
Il établit ainsi une Commission d’experts, dont le président était le Jésuite et futur Cardinal Augustin Bea, directeur de l’Institut biblique de Rome. C’est la raison pour laquelle on parle généralement du travail de la commission comme du Psautier de Bea.
La nouvelle traduction fut promulguée en 1945 par le Motu proprio In cotidianis precibus[2]. Le pape y explique que l’étude critique moderne de la Bible hébraïque et des différentes traductions ont permis, aujourd’hui, de retrouver à de nombreux endroits le sens original d’expression qui, dans la Vulgate, demeurait obscures. Il a donc demandé cette nouvelle traduction “proche du texte primitif et plus fidèle”. Il la voulait aussi “plus proche des écrits des Pères et des Docteurs.”
Le Psautier de Bea n’était pas une révision des versions antérieures, mais une nouvelle traduction en latin classique à partir du texte hébreu. A titre d’illustration, nous livrons en appendice une excellente analyse comparative du premier verset du psaume I par Gregory di Pippo à partir des version de la Vulgate et de Bea.
Un accueil mitigé
Le but de la nouvelle version était louable : aider les clercs dans la prière de l’Office, par une meilleure compréhension des textes et ainsi favoriser leur intériorisation. Ainsi s’exprime le pape dans sa présentation :
Nous espérons que dorénavant tous puiseront dans la récitation de l’Office divin de plus en plus de lumière, de grâce et de consolation qui les éclaireront et les pousseront, dans ces temps si difficiles que traverse l’Eglise, à imiter ces exemples de sainteté que présentent avec tant d’éclat les psaumes. Nous espérons qu’ils y trouveront de plus en plus de force et qu’ils seront stimulés à entretenir et à réchauffer ces sentiments d’amour de Dieu, de force intrépide, de pieuse pénitence que le Saint-Esprit fait lever dans les âmes à l’occasion de la lecture des psaumes.[3]
La Cardinal Bea publia, deux ans plus tard, une brochure explicative du travail de la commission intitulé : Le nouveau psautier latin. Éclaircissements sur l’origine et l’esprit de la traduction.
C’était compter sans la nature même du travail. Il s’agit en fait d’un travail d’érudition, de techniciens, élaboré en vase clos par des spécialistes. Ce reproche, souvent adressé aux réformes récentes, s’applique tout à fait à notre sujet.
Les critiques ne se firent pas attendre. Les reproches majeurs pointaient du doigt un texte sorti de nulle part et le manque de familiarité avec la langue du nouveau psautier. Chacun s’accordait à y reconnaître un latin que n’aurait pas renié Cicéron, mais qui était très éloigné de la langue des Pères.
Toute personne de formation classique moyenne pouvait désormais comprendre immédiatement le sens des versets, mais il y manquait la poésie et le rythme du beau texte de la Vulgate. On comprenait aussi que l’on troquait un texte séculaire, signe de continuité dans la prière de l’Eglise, pour un texte entièrement neuf.
La conjonction entre la clarté de la langue et le renouvellement de la piété, désir principal du pape, était un échec. Adauget latinitatem, minuit pietatem, tel était, en résumé, l’opinion des commentateurs.
Un autre reproche, à ce qui précède, concerne l’aspect pratique de la nouvelle traduction et les manques de correspondance avec d’autres parties du bréviaire. Des capitules mentionnaient un versait de psaume, mais selon la Vulgate. On avait en outre conservé l’ancienne traduction pour les besoins du chant, notamment dans les antiennes. Or, lorsque l’antienne reprenait un verset du psaume chanté, on lisait deux versions différentes. Voici deux exemples :
Au deuxième nocturne des matines du dimanche, l’antienne du psaume est le premier verset :
Exsurge, Domine Deus, exaltetur manus tua.
Tandis que le psaume commence par :
Exsurge, Domine Deux, extolle manum tuam.
Le second, par contre, illustre mieux cette distorsion. Aux complies du dimanche, pour le psaume 4, l’antienne est le dernier verset du psaume :
In pace in idipsum dormiam et requiescam.
Tandis que le psaume dit :
In pace, simul ac decubui, obdormisco.
Le pape Pie XII fit preuve de sagesse pastorale en encourageant seulement, mais sans l’imposer, la nouvelle traduction. Peu de communautés religieuses ou monastiques l’adoptèrent pour l’Office choral. Par contre, comme nous le disions plus haut, la plupart des clercs achetèrent la nouvelle édition du bréviaire et investirent dans une œuvre éphémère. Certains la gardèrent, d’autre retournèrent vite au texte de la Vulgate. Jean XXIII avait le psautier de Bea en horreur et, dès le début de son pontificat, refusa son utilisation lors des liturgies pontificales. Lorsqu’en 1962, une édition révisée du bréviaire fut publiée, on reprit le texte antique, donnant ainsi un coup de grâce au travail de la Commission.
Que reste-t-il ?
Le travail fourni par les membres de la commission fut énorme. Cela rend d’autant plus triste l’échec de cet épisode, que Grégory di Pippo appelle “l’un des plus insipides du pontificat de Pie XII”.
Qui parle encore aujourd’hui du Psautier de Bea, sinon quelques historiens de la liturgie qui le mentionnent brièvement ? Cette révision n’a même pas été prise en compte par la réforme du Concile. Sacrosanctum Concilium parle d’une révision en cours, et qui doit être menée à bonne fin. Le document fait allusion au travail commencé qui devait mener à la publication de la Néo Vulgate.
La traduction des psaumes de cette dernière est une révision de la traduction de la Vulgate à la lumière du texte hébreu. C’est elle qui a été insérée dans les éditions de 1972 et de 1985 du nouvel Office, Liturgia Horarum.
C’est ainsi qu’un long et minutieux travail est réduit aujourd’hui au rang d’une anecdote. Une question s’impose : malgré les bonnes intentions qui ont présidé à ce projet, ce travail était-il nécessaire ? N’a-ton pas simplement cédé à la mode du moment et, déjà, au mythe du “tout comprendre” ?
Les psaumes sont un trésor de l’Eglise qui a rythmé sa vie de prière au long des siècles. Ils sont connus de ceux qui les récitent chaque jour et du peuple chrétien. Le texte antique de saint Jérôme a accompagné pendant des siècles la Vox Ecclesiae ad Christum et la Vox Christi ad Patrem. Son antiquité et sa poésie n’ont-elles pas aidé, plus que tout autre élément, à la prière et à l’édification dans l’Eglise ? La rapide désuétude dans laquelle est tombé le Psautier de Bea semble le montrent bien.
On peut formuler la même remarque à propos de la Néo-Vulgate dans Liturgia horarum. Pourquoi, ici aussi, avoir préféré le nouveauté à la continuité ? Même si, dans ce cas, l’édition typique latine était avant tout destinée à la traduction (avec les heurs et les malheurs que l’ont sait) et si peu nombreuses sont les personnes astreintes à l’Office qui utilisent cette version.
Appendice
Voici la version de la Vulgate :
Beatus vir qui non abiit in consilio impiorum et in via peccatorum non stetit et in cathedra pestilentiae non sedit.
Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, qui ne prend pas le chemin des pécheurs et s’assied pas dans le siège de la malice.
Mis à part le mot pestilentiæ, la Vulgate est une traduction littérale du texte de la LXX et du texte hébreu. Les auteurs de la LXX firent preuve d’une certaine liberté dans la traduction du mot hébreu lētsīm (des railleurs) par loimōn (des malsains). La traduction latine originale était encore plus libre, elle traduit loimōn par pestilentiæ. Saint Jérôme n’a pas modifié la version traditionnelle dans sa révision, mais sans sa traduction Iuxta hebræos il parle de cathedra derisorum (le siège des railleurs).
Voici la version du Psautier de Bea:
Beatus vir qui non sequitur consilium impiorum, et in viam peccatorum non ingreditur, et in conventu protervorum non sedet.
Heureux l’homme qui ne suit pas le conseil des impies, qui n’entre pas dans le chemin des pécheurs, ni ne s’assied en compagnie des railleurs.
Sequitur consilium impiorum, et in viam peccatorum non ingreditur exprime le même concept que abiit in consilio et in via peccatorum non stetit, mais d’un style plus classique. Le passage du parfait au présent n’est pas heureux, car en latin et en hébreu (comme l’aoriste en grec) peut exprimer à la fois une notion récurrente ou une notion générale (l’usage gnomique du temps), ce qui est l’intention du psalmiste. Le mot cathedra, emprunté au grec, a été substitué au latin convenu, en hébreu mōshab (s’asseoir ensemble). Plus parlant encore comme exemple de classicisme, lētsīm est traduit par superborum (les orgueilleux). L’adjectif protervus, avec ses dérivés, se retrouve huit fois plus dans les œuvres d’Ovide, et cinq fois plus dans celles d’Horace que dans la traduction de saint Jérôme. En fin de compte, la version finale des LXX, la Vetus latina et l’oeuvre de saint Jérôme sont extrêmement littérales et hébraïsantes, tandis que le Psautier de Bea semble une paraphrase latine.
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