3 curieuses litanies pour les Rogations dans l’ancien usage de Paris

Petite, et accipietis :
quærite, et invenietis :
pulsate, et aperietur vobis.
Comme chacun sait, les Rogations sont des processions de supplications et de pénitence instituées la première fois en Gaule par saint Mamert, évêque de Vienne vers 470. Le succès de ces processions de supplication fut immédiat dans la toute jeune France, puisque dès 511, le Concile d’Orléans réuni par le roi Clovis en parle dans ses 27ème & 28ème canons comme d’une institution bien établie :
27. Rogationes, id est Lætanias, ante Ascensionem Domini ab omnibus ecclesiis placuit celebrari, ita ut præmissum triduanum jejunium in Dominicæ Ascensionis festivitate solvatur ; per quod triduum servi et ancillæ ab omni opere relaxentur, quo magis plebs universa conveniat. Quo triduo omnis abstineant et quadraginsimalibus cibis utantur. 27. Il a paru bon que les Rogations, c’est-à-dire les Litanies, soient célébrées par toutes les églises avant l’Ascension du Seigneur ; que durant ces trois jours les serviteurs & les servantes soient dispensés de tout travail, afin que le peuple se réunisse plus au complet. Pendant ces trois jours, que tous fassent abstinence et usent des aliments de Carême.
28. Clerici vero qui ad hoc opus sanctum adesse contemserint, secundum arbitrium episcopi ecclesiæ suscipiant disciplinam. 28. Quant aux clercs qui mépriseraient d’être présents à cette sainte cérémonie, qu’ils subissent une peine ecclésiastique au libre arbitre de l’évêque.

Remarquons l’équivalence qu’établit le Concile d’Orléans entre les deux termes de Rogations et de Litanies. Ces prières de demande (rogare = demander) prennent en effet dès l’origine en Gaule la forme de litanies. Certes, comme en témoignent les manuscrits médiévaux ou les éditions imprimées des processionnaux, on chantait en France des psaumes et des antiennes pendant ces processions, mais le cœur des prières employées pour supplier Dieu à cette occasion et ce qui frappait le plus les esprit du peuple consistait en des litanies. La même équivalence sémantique a perduré depuis 511 jusqu’à nos jours dans le rit romain – qui accueillera sous le pape saint Léon III (†816) les cérémonies des Rogations -, puisqu’on les y désigne également sous le nom de Litanies mineures. Dans la liturgie romaine, rien ne distingue dans leur forme liturgique les processions des Rogations ou Litanies mineures, de celle qui a lieu le 25 avril en la fête de saint Marc, les litanies majeures, instituées elles par saint Grégoire le Grand. En France cependant, les anciens usages liturgiques des différents diocèses présentent au contraire une grande variétés de pièces particulières aux trois jours des rogations : psaumes, stations, antiennes, répons, mais surtout de nombreuses litanies ; en général tout ce répertoire change chacun des trois jours.

Les litanies autrefois en usage en France pour les Rogations pourraient se regrouper en 3 types principaux :

  • Le fond le plus ancien consiste en un type litanique issu des litanies diaconales de l’Orient byzantin, qu’on retrouve dans les litanies de Carême de la messe ambrosienne. Il est représenté principalement par la litanie dite de saint Martin, qui est sans doute la plus ancienne et qui commence par ℣. Dicamus omnes. ℟. Domine miserere. ℣. Ex toto corde, et ex tota mente, adoramus te. ℟. Domine miserere, etc… A chaque invocation, le peuple répond Kyrie eleison ou Domine miserere. Ces litanies n’invoquent pas les saints, mais supplient Dieu pour diverses nécessités concrètes. Elles constituent la partie la plus vénérable du répertoire liturgique français, remontant à l’époque de l’ancien rit des Gaules, et elles ont survécu dans certains diocèses français jusqu’au XIXème siècle.
  • Un second type de litanies en usage en France au Moyen-Age est tout à fait similaire aux litanies des saints que nous connaissons encore de nos jours au rit romain. Après le Kyrie initial et les invocations aux trois Personnes divines, ce sont la Vierge Marie et les saints qui sont invoqués. Souvent, ces litanies ne comportent pas les invocations que le rit romain ajoute après la liste des saints. On pourraient du reste comparer ces litanies des saints à des invocations aux saints similaires qui existent également aux complies byzantines. Il est vraisemblable que ce type de litanies des saints remonte à l’époque carolingienne.
  • Un troisième type parait avoir été initialement en faveur dans le Sud de la France mais, à la faveur des réformes liturgiques néo-gallicanes des XVIIème & XVIIIème siècles, a connu un grand regain d’intérêt et s’est largement diffusé. Aux invocations des saints s’entremêlent de courtes supplications à Dieu. L’archétype en est la litanie Aufer a nobis que le musicologue Amédée Gastoué donnait pour antique et originaire de Gaule Narbonnaise, souvent rééditée au XXème siècle. Nous allons retrouver plus bas cette litanie Aufer a nobis pour le mercredi des Rogations. Il est vraisemblable que l’on soit ici en présence d’un type originaire de la liturgie mozarabe qui a été synthétisé avec les litanies des saints du type précédent. A ce type on peut également rattacher les litanies versifiées et rythmées composées par l’école de Saint-Gall au IXème siècle : Ardua spes mundi & Humili prece, en usage dans beaucoup de diocèses.

L’usage de Paris au Moyen-Age comportait pour les Rogations des antiennes, des versets, des oraisons et les litanies des saints selon le second schéma ci-dessus. Ainsi, selon ce missel parisien du XIIIème siècle (folio 251 V° et suivant), Paris invoquait dans ses litanies des Rogations la Sainte Trinité, la Bienheureuse Vierge Marie, les 3 principaux archanges, saint Jean Baptiste, les Apôtres & Évangélistes, 91 martyrs, 51 confesseurs & 41 Vierges, en les chantant sur cette magnifique cantilène du premier ton :

Après une romanisation mal vécue de leur rit au début du XVIIème siècle, les liturgistes parisiens des XVIIème & XVIIIème siècle ont recherché dans les différentes traditions anciennes des Eglises de France ce qui méritait d’être mis à l’honneur et ont attribué aux trois jours des Rogations des litanies anciennes issues de diverses traditions françaises. Ces litanies appartiennent au 3ème type énoncé ci-dessus.

Nous les donnons ci-après pour les trois jours, d’après la très belle édition suivante :
Office de l’Eglise noté pour les festes et dimanches, à l’usage des Laïcs, par ordre de Monseigneur l’Archevêque. IVème partie, le Temps paschal. Paris, Libraires associés, 1760. Pages 67-72, 78-79 & 86-88.

Voici comment s’organisait les Rogations à Paris : une première procession a lieu au cours de laquelle on se rend d’une église à une autre (de l’église de collecte à l’église de station) en chantant les psaumes graduels avec des antiennes prolixes. A l’église stationale est chantée la messe, puis l’on revient à la première église en chantant les litanies. On termine en chantant l’antienne du saint auquel est dédiée l’église, son verset et son oraison (C’est l’usage commun du reste que lorsque la procession s’arrête dans un oratoire ou une église, on chante de même l’antienne, le verset et l’oraison de son titulaire).

A Saint-Eugène nous chantons bien sûr les Rogations selon le rit Romain, avec les litanies des saints avant la messe. Cependant, à la fin de la messe, quand la procession regagne la sacristie, nous chantons ces anciennes litanies, qui ne sont pas sans beauté musicale, loin s’en faut, et qui rappellent la variété des expressions de la foi en notre pays. Peut-être le lecteur en pourra faire son profit.

Quelques principes régissant cette édition musicale :

  • Les barres verticales ne sont pas des barres qui indiquent la respiration des chantres mais la distinction des mots, conformément à l’usage le plus ancien (les respirations doivent se déduire de la ponctuation).
  • Quand les rubriques parlent de cadence, il s’agit du motif que les chantres parisiens font depuis le Moyen-Age pour indiquer qu’ils passent le chant au chœur, et qui se traduit par la modification des dernières notes de la mélodie (on parle selon le cas de périélèse et de diaptose). Comparez ainsi dans la première litanie, le Christe audi nos des enfants et celui du chœur.
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