En septième volet de notre étude de la réforme de la Semaine sainte de 1955, nous nous pencherons aujourd’hui sur la Vigile pascale.
- I. Préambule à l’étude de la Vigile pascale : les messes de vigile la veille des fêtes, un pont entre deux jours liturgiques
-
II.
Synopsis de la la Vigile pascale dans les livres liturgiques tridentins
- II.I. Le feu nouveau
- II.II. La procession avec le roseau aux trois chandelles (trident) & les trois Lumen Christi
- II.III. La bénédiction du cierge pascal : l’Exultet – Paschale Præconium
- II.IV. Les douze Prophéties de la Vigile pascale
- II.V. La bénédiction des fonts
- II.VI. Le retour au chœur avec les litanies des saints
- II.VII. La messe de la Vigile pascale
- II.VIII. Les vêpres de Pâques
-
III.
Synopsis de la la Vigile pascale dans la réforme de 1955
- III.I. Le profond remaniement du symbolisme de la première partie de la cérémonie : feu nouveau, bénédiction du cierge, procession et Exultet
- III.II. Réduction de la cathéchèse baptismale
- III.III. Les profondes modifications de la liturgie baptismale
- III.IV. Des modifications mineures mais significatives dans la messe de la Vigile – le remplacement des vêpres par les laudes
- IV. Que conclure de cette réforme de la vigile pascale ?
Rappel des articles précédents :
- Présentation générale de la Semaine Sainte de 1955.
- La réforme de la Semaine Sainte de 1955 – 1ère partie – Le dimanche des Rameaux.
- La réforme de la Semaine Sainte de 1955 – 2nde partie – Les Lundi Saint, Mardi Saint & Mercredi Saint.
- La réforme de la Semaine Sainte de 1955 – 3ème partie – L’office des Ténèbres.
- La réforme de la Semaine Sainte de 1955 – 4ème partie – Les autres heures de l’office divin durant le Triduum.
- La réforme de la Semaine Sainte de 1955 – 5ème partie – La messe du Jeudi Saint & le Mandatum.
- La réforme de la Semaine Sainte de 1955 – 6ème partie – La Messe des Présanctifiés le Vendredi Saint.
Dans notre article précédent, nous envisagions les modifications radicales apportées à la Messe des Présanctifiés du Vendredi Saint par la Commission pour la Réforme liturgique en 1955. Celles apportées à la messe de Samedi Saint sont tout aussi nombreuses & complexes à analyser, mais tendront pour l’essentiel à faire passer la messe de la Vigile pascale – qui comme toute messe de vigile dans le rit romain, était une messe préparatoire à la fête de Pâques – au statut de messe principale pour fêter la résurrection du Seigneur (au détriment de la messe du jour de Pâques). Le caractère artificiel des nombreuses modifications apportées pour apporter ce changement de perspective conduira à une multiplication des incohérences, tant liturgiques que théologiques. Aussi, une fois de plus, croyons-nous devoir nous excuser par avance auprès de nos lecteurs de la longueur substantielle de ce nouvel article.
Préambule à l’étude de la Vigile pascale : les messes de vigile la veille des fêtes, un pont entre deux jours liturgiques
La Vigile du Samedi Saint, l’un des offices les plus complexes et les plus longs du rit romain, mais peut-être aussi l’un des plus beaux et des plus particuliers, n’avait pourtant jamais été conçue comme le point d’aboutissement du mystère pascal, mais comme la préparation de sa plénitude, pleinement révélée au matin de Pâques et célébrée par la messe du jour de Pâques : le Christ lui-même ne s’est-il pas manifesté aux disciples qu’en plein jour le dimanche de Pâques, sans que nul ne puisse savoir le temps exact de sa résurrection du séjour des morts ?
Pour mieux comprendre la structure de cette vigile, il convient de se souvenir que cet office n’était pas un cas isolé dans l’année liturgique romaine. Il convient donc de le rapprocher des autres vigiles que connaissait le rit romain, en particulier de cinq autres messes de vigiles qui comportent une structure similaire : la vigile de la Pentecôte et les quatre messes des samedis des Quatre-Temps (il est toutefois probable que la Vigile pascale a servi de modèle à ces cinq autres vigiles). Ces six messes de vigile comportent plusieurs lectures (appelées aussi prophéties) avant le chant du Gloria in excelsis Deo, de l’épître et de l’évangile, elles conservent plusieurs traces d’archaïsmes liturgiques et doivent de ce fait remonter à une très haute antiquité, d’autant qu’on observera des similitudes dans les différents rits d’Orient et d’Occident.[1]
Le rit romain connaissait encore d’autres messes de vigiles (comme celle de Noël ou celle du 23 juin, vigile de la Nativité de saint Jean-Baptiste), mais ces messes ne présentaient aucune particularité liturgique notable dans leurs structures.
Quoiqu’il en soit, toutes les messes de vigile partageaient une caractéristique commune, marquées dans les textes anciens et conservée dans l’ordonnancement des livres liturgiques, même si cette règle n’était plus observée en pratique depuis longtemps : toutes les messes de vigile se célébraient après none (3h de l’après-midi environ, lorsqu’on est aux alentours de l’équinoxe) et étaient toujours suivies, quand bien même elles pouvaient finir fort tard en raison des sacrements qui pouvaient s’y donner (baptêmes & ordinations) par le chant de l’office des vêpres.
Pour comprendre cette disposition horaire toute particulière, il faut se souvenir de deux points :
- Les premiers chrétiens comptaient les jours du soir au soir (et non de minuit à minuit), selon le principe du nycthémère,[2] et ce conformément à l’Ecriture (“Il y eut un soir, il y eut un matin, premier jour” Genèse I, 5). L’office de none constituait ainsi le dernier office d’un jour. Le chant de l’office des vêpres – au moment où le soir tombait – marquait donc[3] le début d’un nouveau jour liturgique.
- Dans les premiers temps de l’Eglise, les chrétiens ne prenaient pas de nourriture avant d’avoir reçu la Sainte Eucharistie. De ce fait, les jours de jeûne, la célébration de la messe fut différée dans l’après-midi, afin d’observer le jeûne durant la journée. A Rome, on célébrait la messe les jours de jeûne après none, ensuite on chantait les vêpres directement après la messe, à l’issue desquelles on distribuait ses aumônes (ce que le jeûne avait permis d’épargner) aux pauvres et on rompait enfin le jeûne, unique repas du jour, toujours pris après les vêpres donc. L’Orient observait une pratique similaire, au détail près qu’on célébrait d’abord les vêpres sur lesquelles se greffait ensuite la célébration de la messe vespérale à l’issue de laquelle le jeûne était rompu.
Les messes de vigiles, étant célébrées un jour de jeûne, suivaient donc la règle générale : elles se disaient après none et avant vêpres. Ces messes avaient ainsi la particularité de clore un jour liturgique (l’office de none était le dernier du jour qu’on laisse) avant d’en inaugurer un nouveau (l’office de vêpres est le premier office du jour qui s’ouvre), elles peuvent donc apparaître comme un trait d’union ou un pont entre deux jours.
Ce rôle de “pont liturgique” entre deux jours était particulièrement manifeste au cours de la vigile du Samedi Saint, qui commençait avec les ornements de la couleur du Carême[4] et se finissait en blanc, couleur liturgique de Pâques et de la résurrection.
Une célébration qui ne fut jamais intégralement nocturne
Dans un article spécial que nous rédigerons ultérieurement, nous montrerons en détail que dès les origines, non seulement la vigile pascale commençait toujours après la célébration de l’office de None, mais que la célébration de cet office pouvait être régulièrement légèrement anticipée en tout début d’après-midi (entre midi et 14h), car la longue célébration s’étendait dans toute l’après-midi (on chantait à Rome toutes les lectures en grec et en latin, on devait aussi procéder tout au long de la cérémonie non seulement aux nombreux baptêmes mais aussi aux ordinations à tous les ordres ecclésiastiques et même au sacre des évêques) de sorte que l’on faisait coïncider le chant du Gloria in excelsis de la messe avec l’apparition des premières étoiles dans le ciel (vers 18h-19h, quitte à interrompre le cours de la cérémonie tant que le soleil n’était pas couché), cette messe de la vigile pascale s’achevant régulièrement avant 21h.
Contrairement à ce qui a été fantasmé au XXème siècle, la vigile pascale ne fut jamais une célébration intégralement nocturne, et la messe de la vigile ne fut jamais une messe de minuit comme à Noël (notons que Noël possède aussi sa messe de vigile, célébrée normalement entre none et les premières vêpres de la fête, puis la messe de minuit est la première des trois messes du jour de Noël, elle est célébrée après l’office de la nuit et avant les laudes). La messe de la Vigile pascale ne fut jamais conçue comme la première messe de la fête de Pâques. Elle n’est qu’une célébration partielle et non complète de la Résurrection du Seigneur. Du reste, le terme même de vigile (vigilia chez César indique la sentinelle qui garde, chez Cicéron, la surveillance attentive) suggère bien en lui-même la notion d’attente et non de plein accomplissement.
Une vigile qui commençait tôt dans l’après-midi du Samedi Saint
Tout en réservant les nombreuses preuves antiques démontrant ce point pour l’article qui sera spécialement dédié à la question des horaires de la Semaine Sainte, il suffira de rappeler son plus ancien témoin liturgique du VIème siècle : le vénérable Sacramentaire Gélasien, dans sa recension primitive et ancienne, indique précisément que la Vigile pascale commence le Samedi Saint hora octava diei mediante – à la huitième heure et demi du jour, ce qui selon le comput moderne (et en tenant compte que Pâques est proche de l’équinoxe de printemps), correspond grosso modo à nos 14h30. Le même Gélasien ancien indique que la messe proprement dite de la vigile pascale (après les prophéties et les baptêmes) commencera ut stella in cœlo apparuerit – lorsque les étoiles seront apparues dans le ciel. Les plus anciens Ordines Romani corroborent ces précisions du Sacramentaire du Pape Gélase : l’Ordo XXX B, qui remonte au VIIIème siècle, indique que la fonction du Samedi Saint à Saint-Jean-de-Latran, cathédrale de Rome, commence “ora octava diei – à la huitième heure du jour (soit 14h) ; l’Ordo XXIII, qui est également du VIIIème siècle, indique quant à lui que la Vigile pascale commence au Latran hora quasi septima – quasiment à la septième heure (13h donc) et que la messe débute jam sero – alors que c’est déjà le soir. La messe de vigile – nous l’avons dit – se chante après l’heure de None (la neuvième heure du jour), qui est normalement à 15h à l’équinoxe. Il est signifiant de constater que toutes les sources anciennes montrent qu’on a préféré anticiper légèrement l’office de None afin de démarrer plus tôt la longue fonction de la vigile, plutôt que de la faire finir trop tard dans la nuit, après minuit (ce qui sans doute présentait pour les Anciens l’inconvénient de faire passer la messe de la vigile pour la première messe du jour de Pâques).
Vespere autem sabbati
Le choix de ce moment particulier pour la vigile pascale – trait d’union vespéral entre deux jours – pourrait avoir commandé le choix de l’évangile lu à cette messe : Vespere autem sabbati, quæ lucescit in prima sabbati, venit Maria Magdalene, et altera Maria, videre sepulchrum (Matthieu XXVIII, 1-7). A moins que ce ne soit l’inverse ! et l’on pourrait se demander si l’existence d’une vigile pascale dans tous les rits chrétiens d’Orient et d’Occident, entre les dernières heures du Samedi Saint et le début de la nuit de Pâques, ne tirerait pas justement son origine d’une lecture littérale par l’Eglise primitive de ce texte de saint Matthieu – Au soir du Sabbat – Ὀψὲ δὲ σαββάτων, τῇ ἐπιφωσκούσῃ εἰς μίαν σαββάτων, ἦλθεν Μαρία ἡ Μαγδαληνή, καὶ ἡ ἄλλη Μαρία, θεωρῆσαι τὸν τάφον – texte qui se révèle être une croix pour l’exégèse biblique[5]. Du reste, dans l’hypothèse que la toute Primitive Eglise avait d’abord célébré la Vigile pascale pour correspondre à une lecture littérale de Matthieu XXVIII, et par la suite avait étendu à d’autres dates dans l’année le principe de la messe vespérale de vigile, on pourrait mieux comprendre la célèbre assertion de saint Augustin qui nomme la Vigile pascale “mère de toutes les saintes vigiles”[6].
Il est dommage que, dans son ensemble, le Mouvement liturgique du XXème siècle n’ait pas perçu cette profonde nature vespérale (et non nocturne) de la liturgie de la Vigile pascale : commençant dans les dernières heures du Grand Samedi et s’achevant par les premières vêpres du jour de Pâques, elle assure le pont entre deux jours, entre l’affliction du Grand Samedi et la joie du Dimanche lumineux, où la mort est vaincue et changée en triomphe.
Synopsis de la la Vigile pascale dans les livres liturgiques tridentins
Le feu nouveau
Le Samedi Saint, on recouvre l’autel majeur de ses nappes & antependium (il en avait été dépouillé le Vendredi Saint après les Vêpres récitées à la suite de la Messe des Présanctifiés). On a soin de disposer devant l’autel majeur un antependium blanc et par dessus celui-ci un autre de couleur violette. Pour le reste, toute l’église (et donc tous les autres autels), la crédence et le chœur sont ornés comme aux dimanches de l’Avent et du Carême. L’autel majeur est orné de cierges de couleur blanche mais qui restent éteints. On prépare un cierge pascal de très grande taille (avec les emplacements pour les cinq grains d’encens à y enfoncer), qu’on pose sur un grand et beau chandelier, en principe du côté de l’évangile, ou bien ailleurs selon la disposition et les traditions du lieu (dans les églises paléochrétiennes, ce chandelier inamovible reste à l’année à côté de l’ambon de l’évangile, dans le chœur de l’église). À proximité, on place un pupitre ou légile, recouvert d’une étoffe de soie blanche ou brochée d’or, qui servira au chant de l’Exultet par le diacre. On récite recto-tono et d’affilées les heures de Prime, Tierce, Sexte et None du Samedi Saint. Pendant que le clergé dit les petites heures au chœur, une fois l’office de Sexte dit, on allume un feu nouveau, le plus communément devant la porte principale de l’église (mais ce feu a pu se faire selon les époques et les traditions locales dans un cloître, une sacristie ou un oratoire secondaire, dans un brasero, même dans l’église ou près de l’autel majeur !).
Ce feu est normalement produit en frappant la pierre, c’est-à-dire en battant un briquet sur un silex. Saint Boniface (c. 672 † 754) ayant expliqué au pape Zacharie (679 † 752) qu’il produisait le feu nouveau du Samedi Saint au moyen d’une lentille de cristal concentrant les rayons du soleil, ce second mode possible de production fut également mentionné par les livres liturgiques jusqu’au Pontifical romain de 1561. Il est du reste dommage que cette rubrique ait disparu, car c’était un éclatant témoignage de ce que la vigile pascale ne fut jamais un office entièrement nocturne !…
A Florence, la coutume[7] était de produire le feu nouveau au moyen de trois pierres provenant du Saint Sépulchre du Christ à Jérusalem. Si je mentionne ici ce détail qui pourrait paraître anecdotique, c’est qu’à titre personnel, je me suis toujours demandé si la cérémonie – en définitive quelque peu étrange – de la bénédiction d’un “feu nouveau” en Occident la veille de Pâques n’était pas une transposition liturgique du très curieux miracle du “Feu sacré” qui semble se manifester presque chaque année depuis des temps immémoriaux au Saint-Sépulchre, sortant mystérieusement du tombeau du Christ, précisément juste avant la célébration de la même vigile pascale du Samedi Saint par le patriarche grec de Jérusalem dans le rit byzantin.
Cette question restera sans réponse puisque les textes liturgiques romains anciens se bornent à indiquer le feu nouveau sans laisser d’idée sur le symbolisme qui a réellement présidé à l’élaboration de cette cérémonie particulière avant la vigile pascale.
Toujours est-il que dans les plus anciens sacramentaires romains du VIème siècle, il y a à Rome à la liturgie papale de la Semaine Sainte, non pas un mais bien trois “feux nouveaux”, qualifiés ainsi dans les textes, qui sont allumés successivement le Jeudi Saint, le Vendredi Saint et le Samedi Saint (et aucun autre le restant de l’année), avec des cérémonies assez complexes de réservation de ces feux nouveaux pour les offices des jours suivants (et sans que ces manuscrits liturgiques nous renseignent en quoi ces feux étaient “nouveaux”).
Pour simplifier, voici à grands traits ce rite primitif (de fait beaucoup plus complexe) de la Rome du VIème siècle :
- le feu nouveau du Jeudi Saint servait à éclairer durant l’office des Ténèbres (et on réserve trois lampes pour éclairer le baptistère lors des baptêmes de la Vigile pascale),
- le feu nouveau du Vendredi Saint servait à allumer deux grandes torches qui encadrent le Pape durant la messe des Présanctifiés (et on le réserve ensuite pour allumer le Cierge pascal à la Vigile pascale et de nouveau les deux grandes torches qui encadreront le Pape),
- le feu nouveau du Samedi Saint servait à éclairer la Vigile pascale (mais pas à l’allumage du Cierge pascal).
On voit que les trois feux se rapportent malgré tout d’une façon ou d’une autre à la cérémonie du Samedi Saint. La transposition de la liturgie romaine dans l’Empire carolingien n’a fini par ne conserver que le feu nouveau du Samedi Saint, mais cette simplification (avant tout pratique en apparence) n’a peut-être voulu garder que ce qui était le plus commun ou le plus primitif.
Une fois l’heure de None célébrée, les lampes de l’église étant éteintes, le clergé se rend en silence derrière la croix de procession jusqu’au feu nouveau. Le célébrant est revêtu de la chape violette, le diacre et le sous-diacre sont revêtus des chasubles pliées violettes (le Pontifical de la Curie romaine rédigé vers 1210 par Innocent III (le premier pape à fixer les couleurs liturgiques) est le premier témoin à préciser que les officiants sont revêtus de la couleur du Carême, mais antérieurement, l’Ordo du Latran rédigé par le prieur Bernard vers 1140 (à une époque où les couleurs liturgiques n’étaient pas fixées) signalait l’usage des chasubles pliées pour le diacre et le sous-diacre, lesquelles sont bien sûr des ornements de Carême). Des clercs portent la croix, le bénitier avec l’aspersoir, l’encensoir vide avec la navette, et cinq grains d’encens disposés sur un plateau d’argent.
Le célébrant bénit le feu nouveau au moyen de trois oraisons. Ces trois oraisons figurent déjà dans le Pontifical romano-germanique compilé vers l’an 960 (les témoins plus anciens de la liturgie du Samedi Saint sont muets sur l’existence d’oraisons pour bénir le feu nouveau à ce moment-là).
La première de ces trois oraisons montre le lien symbolique entre le feu tiré de la pierre qu’on frappe et le Christ qui est la Pierre angulaire sur laquelle est fondée l’Eglise (cf. Ephésiens II, 20) :
Deus, qui per Fílium tuum, angulárem scílicet lápidem, claritátis tuæ ignem fidélibus contulísti : prodúctum e sílice, nostris profutúrum úsibus, novum hunc ignem sanctí + fica : et concéde nobis, ita per hæc festa paschália cæléstibus desidériis inflammári ; ut ad perpétuæ claritátis, puris méntibus, valeámus festa pertíngere.
Dieu qui par ton Fils, véritable pierre angulaire, as donné à tes fidèles le feu de ta lumière ; sanctifie ce feu nouveau que voici, tiré d’une roche pour notre usage; et accorde-nous d’être, à la faveur de ces fêtes pascales, enflammés d’un si grand désir du ciel que nous puissions parvenir, avec un cœur pur, aux fêtes de l’éternelle lumière.
La seconde de ces oraisons est très ancienne, car on la trouve déjà dans dans les sacramentaires gélasiens du VIIIème, qui acclimataient en France la liturgie romaine avec quelques synthèses gallicanes, avant que Charlemagne n’impose le sacramentaire grégorien dans tout son empire. Dans les sacramentaires gélasiens du VIIIème, cette oraison est simplement intitulée Bénédiction du feu, sans que les manuscrits ne l’affectent spécialement à la Vigile pascale (il n’y a toutefois guère d’autres occasions possibles pour un prêtre de bénir un feu). De fait, son texte évoquant Moïse et la sortie d’Egypte fait qu’elle y est très naturellement à cette place :
Dómine Deus, Pater omnípotens, lumen indefíciens, qui es cónditor ómnium lúminum : béne + dic hoc lumen, quod a te sanctificátum atque benedíctum est, qui illuminásti omnem mundum : ut ab eo lúmine accendámur, atque illuminémur igne claritátis tuæ : et sicut illuminásti Móysen exeúntem de Ægýpto, ita illúmines corda, et sensus nostros ; ut ad vitam et lucem ætérnam perveníre mereámur
Seigneur Dieu, Père tout-puissant, lumière immortelle, qui es le créateur de toutes les lumières, bénis cette lumière qui a été sanctifiée et bénie par toi qui as éclairé le monde entier, afin que nous soyons enflammés par cette lumière et illuminés par le feu de ta clarté et comme tu as éclairé Moïse sortant d’Égypte, ainsi éclaire nos cœurs et nos esprits, afin que nous méritions de parvenir à la vie et à la lumière éternelle.
La troisième de ces oraisons, comme la première, provient aussi vraisemblable d’un recueil de type gélasien du VIIIème qui n’a pas été conservé. Son caractère pascal est beaucoup moins marqué que les deux oraisons précédentes, mais appelle les grâces de Dieu sur les fidèles :
Dómine sancte, Pater omnípotens, ætérne Deus : benedicéntibus nobis hunc ignem in nómine tuo, et unigéniti Fílii tui, Dei ac Dómini nostri Jesu Christi, et Spíritus Sancti, cooperári dignéris ; et ádjuva nos contra igníta tela inimíci, et illústra grátia cœlésti. Qui vivis et regnas cum eódem Unigénito tuo, et Spíritu Sancto, Deus : per ómnia sǽcula sæculórum.
Seigneur saint, Père tout-puissant, Dieu éternel, daigne coopérer aux bénédictions de ce feu que nous donnons en ton nom et en celui de ton Fils unique, notre Dieu et Seigneur Jésus-Christ, et du Saint-Esprit ; défends-nous contre les traits de feu de nos ennemis et éclaire-nous de la grâce céleste. Toi qui vis et règnes avec ce même Fils unique et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles.
Ces trois oraisons terminées, le célébrant bénit les cinq grains d’encens qui seront plus tard fixés sur le cierge pascal, avec une quatrième oraison :
Véniat, quǽsumus, omnípotens Deus, super hoc incénsum larga tuæ bene + dictiónis infúsio : et hunc noctúrnum splendórem invisíbilis regenerátor accénde ; ut non solum sacrifícium, quod hac nocte litátum est, arcána lúminis tui admixtióne refúlgeat ; sed in quocúmque loco ex hujus sanctificatiónis mystério aliquid fúerit deportátum, expúlsa diabólicæ fraudis nequítia, virtus tuæ maiestátis assístat.
Nous t’en supplions, Dieu tout-puissant, fais que l’effusion de ta bénédiction se répande abondamment sur cet encens, et, régénérateur invisible, allume cette lumière qui doit nous éclairer cette nuit ; afin que ce ne soit pas uniquement le sacrifice qui t’est offert pour cette nuit qui brille des feux de ta lumière mystérieuse, mais qu’en tout lieu où le mystère de cette bénédiction sera apporté, les ruses de la malice diabolique soient déjouées et que là aussi la puissance de ta majesté éclate.
Cette oraison est très ancienne car il s’agit tout simplement de la partie finale de bénédiction du cierge pascal dans le sacramentaire gélasien ancien du VIème siècle. Lors de l’adoption du rit romain dans l’Empire carolingien, on a préféré garder le célèbre Exultet qui n’était pas d’origine romaine mais provenait de l’ancien rit des Gaules. On n’a pas voulu faire disparaître totalement l’ancienne formule romaine de bénédiction du cierge pascal et on en a facilement réadapté la fin du texte (en jouant sur le jeu de mot incendere : allumer / incensum : encens) pour servir à la bénédiction des cinq grains d’encens qui seront fixés sur le cierge pascal.
Pendant cette quatrième oraison, un acolyte remplit l’encensoir de braises prises au feu nouveau. Puis l’oraison dite, le célébrant impose d’abord l’encens dans l’encensoir, puis asperge d’eau bénite trois fois les cinq grains d’encens et le feu nouveau, en disant l’antienne Asperges me. Puis il encense dans la foulée de même trois fois les cinq grains d’encens et le feu nouveau. Tout ceci s’effectue de la matière accoutumée pendant le reste de l’année pour toute bénédiction similaire.
La procession avec le roseau aux trois chandelles (trident) & les trois Lumen Christi
Le diacre ayant déposé sa chasuble violette, prends alors des ornements blancs : étole, manipule et dalmatique blanche. Il prend ensuite un roseau (arundo en latin, qui peut se traduire aussi par canne, perche ou bâton léger) sur lequel sont fixées au sommet trois chandelles blanches tressées et disposées en triangle, qui n’en deviennent qu’une seule (le pontifical de la Curie romaine du Pape Innocent III rédigé vers 1210 prévoit que cette canne fasse environ 1m75 de haut). Ces trois cierges tressés au sommet du roseau sont initialement éteints. Ce roseau aux trois chandelles est parfois appelé populairement trident en France, même si cette appellation ne se rencontre pas dans les livres liturgiques (on rencontre l’appellation de tricereo ou tricirio dans les pays latins, reed en anglais, parfois “Lumen Christi” ou “serpent d’airain” car on prit l’habitude d’y enrouler la figure d’un serpent). Ce roseau va servir à porter la flamme du feu nouveau de l’extérieur de l’église jusqu’au cierge pascal qui est dans le chœur. Cet usage d’une canne sur laquelle on tresse des cierges remonte au haut Moyen-Age et est attestée non seulement par les textes anciens mais également par de nombreuses représentations iconographiques des rouleaux d’Exultet d’Italie méridionale du Moyen Age. Ce roseau est ainsi mentionné dans l’Ordo XXVI (qui le qualifie aussi de canna, l’un des plus anciens des Ordines Romani qui décrit la Vigile pascale et remonte au VIIIème siècle.
Une procession se forme : viennent en tête deux acolytes, l’un à droite, avec les cinq grains d’encens sur le plateau qu’il porte élevé des deux mains, et l’autre à gauche, avec l’encensoir et la navette ; puis le sous-diacre en chasuble pliée violette portant la croix de procession ; après lui, le clergé et en dernier le diacre avec le roseau, ayant à sa gauche le cérémoniaire tenant un petit cierge qui a été allumé au feu nouveau, & derrière eux le célébrant en chape violette.
Une fois entré dans l’église, le diacre incline le roseau et le cérémoniaire, au moyen du petit cierge allumé au feu nouveau, allume l’un des trois cierges placés au sommet du roseau. Aussitôt le diacre redresse le roseau : lui-même, le célébrant et tous s’agenouillent – sauf le sous-diacre portant la croix – et le diacre chante à haute voix : Lumen Christi. En l’entendant, tous se lèvent, et le chœur répond sur le même ton Deo gratias.
La même cérémonie s’effectue une seconde fois au milieu de l’église puis une troisième fois devant l’autel, le diacre élevant à chaque fois sa voix un peu plus haut pour chanter Lumen Christi ; à chaque fois, le second et le troisième cierge du roseau sont ainsi pareillement allumés.
Le fort symbolisme trinitaire des trois cierges tressés en haut du roseau – qui se rejoignent à leur base pour n’en former qu’un, qui sont allumés à trois reprises et salués par trois fois par la même acclamation Lumen Christi / Deo gratias et les triples génuflexions – est particulièrement frappant.
Cette cérémonie des trois Lumen Christi n’est pas romaine à l’origine et provient de l’ancienne liturgie bénéventaine de l’Italie méridionale. Elle fut acclimatée à Rome dans la liturgie papale au XIème siècle, peut-être sous le bref pontificat du pape Etienne IX (1057 † 1058), qui avait été auparavant abbé du Mont-Cassin. Jusqu’alors, le transfert du feu nouveau au cierge pascal à Rome dans les paroisses ne se faisait qu’au moyen d’une simple chandelle tenue à la main, sans cérémonie particulière (la liturgie papale quant à elle ignorait totalement jusqu’au IXème siècle l’existence d’un cierge pascal.[8])
La bénédiction du cierge pascal : l’Exultet – Paschale Præconium
Le célébrant monte à l’autel et le baise puis se place au coin de l’épître. Le diacre donne le roseau à un acolyte, et reçoit le livre contenant l’Exultet – le Præconium paschale – des mains du cérémoniaire. Comme il le ferait pour le chant de l’évangile à la messe, il va demander sa bénédiction au célébrant de la manière habituelle. Afin de marquer le caractère sacré de la proclamation pascale que va chanter le diacre, le célébrant le bénit avec la bénédiction habituelle faite avant l’évangile de la messe, mais au lieu du mot evangelium, il dit paschale præconium. Le diacre se rend au pupitre apprêté devant le cierge pascal, y pose le livre et l’encense trois fois comme il le ferait pour le chant d’un évangile. Les ministres se placent ainsi autour du légile : le sous-diacre avec la croix et l’acolyte thuriféraire à la droite du diacre, l’acolyte avec le roseau et l’autre avec les grains d’encens à sa gauche ; tous sont tournés comme le diacre. Puis ce dernier commence à chanter sur une merveilleuse mélodie la proclamation pascale – Præconium pascale, que les textes anciens appellent Benedictio cerei, la bénédiction du cierge, ou même pour les plus anciens Consecratio cerei, la consécration du cierge – tous se lèvent, comme pour un évangile :
Exsúltet jam Angélica turba cœlórum : exsúltent divína mystéria : et pro tanti Regis victória, tuba ínsonet salutáris. Gáudeat et tellus tantis irradiáta fulgóribus : et ætérni Regis splendóre illustráta, totíus orbis se séntiat amisísse calíginem. Lætétur et mater Ecclésia, tanti lúminis adornáta fulgóribus : et magnis populórum vócibus hæc aula resúltet.
Qu’exulte de joie désormais la foule des anges dans les cieux : et devant la victoire d’un si grand Roi, que sonne la trompette pour proclamer notre salut. Que se réjouisse aussi la terre, irradiée de rayons si brillants : et revêtue de la splendeur de notre Roi, qu’elle sente bien de quel poids on l’a libérée en chassant la ténèbre qui pesait sur le monde. Que notre mère l’Eglise, à son tour, soit dans la joie, parée des rayons d’une si intense lumière : et que ce lieu retentisse des fortes acclamations que chantent les peuples. (Premiers mots de l’Exultet).
Cette consécration du cierge, au texte justement célèbre, comporte un prologue poétique, puis, après le dialogue usuel comme à la messe, une préface consécratoire. Il est remarquable de noter que le rit romain utilise cette forme solennelle de bénédiction/consécration au moyen d’une préface pour les occasions les plus exceptionnelles – bénédiction des rameaux, bénédiction de l’eau à la vigile de l’Epiphanie, bénédiction du cierge pascal, bénédiction de l’eau baptismale aux vigiles de Pâques et de la Pentecôte, ordination d’un diacre et d’un prêtre, sacre d’un évêque, consécration d’une vierge, couronnement d’une reine, dédicace d’une église, consécration d’un autel, bénédiction d’un cimetière, réconciliation d’une église profanée, d’une nouvelle croix, d’un reliquaire, consécration du saint chrême et réconciliation des pénitents publics le Jeudi Saint – en utilisant la forme liturgique la plus élevée de l’action de grâce, celle-la même que le prêtre utilise pour refaire l’action de grâce du Christ à son Père à la messe :
Vere dignum et justum est, invisíbilem Deum Patrem omnipoténtem, Fíliúmque ejus unigénitum, Dóminum nostrum Jesum Christum, toto cordis ac mentis afféctu, et vocis ministério personáre. Qui pro nobis ætérno Patri Adæ débitum solvit : et véteris piáculi cautiónem pio cruóre detérsit.
Vraiment, il est digne et juste de chanter à pleine voix et de toute l’ardeur de notre cœur le Père tout-puissant, Dieu invisible, et son Fils unique, Jésus-Christ, notre Seigneur. C’est lui qui, pour nous, a acquitté devant le Père éternel ce que devait Adam ; c’est lui qui répandit son sang par amour pour annuler la servitude issue de l’antique péché. (Début de la préface de l’Exultet pascal).
Il ne faut pas oublier que le terme de præfatio en latin du IVème siècle signifie “proclamation solennelle”, et n’est pas à entendre avec le sens actuel que nous donnons au mot de préface.
Au cours de cette préface qui constitue une véritable bénédiction diaconale, le diacre va agir à plusieurs reprises – de même que le prêtre à la messe va accomplir des gestes lors de l’action de grâce du canon commencée par la préface. Voici les gestes sacrés qui accompagnent le chant de la préface pascale :
- Arrivé aux mots curvat imperia, le diacre interrompt son chant, prends les cinq grains d’encens préalablement bénis par le prêtre auprès du feu nouveau et les insère dans cinq petits trous préalablement creusés dans le cierge pascal et disposés en forme de croix. Ces cinq grains symbolisent les cinq plaies du Christ reçues durant sa Passion.
- Peu après, lorsqu’il chante Sed jam colúmnæ hujus præcónia nóvimus, quam in honórem Dei rútilans ignis accéndit – Nous savons ce que proclame cette colonne qui est allumée en l’honneur de Dieu, le diacre reçoit le roseau et transmet au moyen d’une des trois chandelles de celui-ci la flamme reçue du feu nouveau au cierge pascal. Le symbolisme du roseau porté en procession dans l’église sans lumière et dont la flamme est transmise à la colonne de cire du cierge pascal est claire et vraiment frappante : c’est par la toute-puissance de la Trinité qui pénètre dans le sépulchre obscur du Christ que celui-ci ressuscite !
- Peu après l’illumination du cierge pascal, le diacre chante : Qui licet sit divísus in partes, mutuáti tamen lúminis detriménta non novit. Alitur enim liquántibus ceris, quas in substántiam pretiósæ hujus lámpadis, apis mater edúxit – Cependant cette lumière, bien qu’elle soit divisée en parties, n’est aucunement diminuée en se communiquant. Elle s’alimente à la cire que l’abeille féconde a distillée pour nourrir ce précieux luminaire. Joignant une fois de plus le geste à la parole, on allume à ce moment-là toutes les lampes de l’église, en transmettant la flamme reçue du feu nouveau.
Historiquement, on sait que depuis le IVème siècle (au moins !), c’est le rôle du diacre de faire la Laus cerei – la louange du cierge, à la Vigile pascale. Cela est attesté dans toute l’Italie, la Gaule, l’Espagne et l’Afrique. Le Liber Pontificalis fait remonter son introduction à Rome au bref règne du pape Zozime (417 † 418), soit à une époque assez tardive par rapport au reste de l’Eglise latine – et encore uniquement dans les paroisses de la Ville, pas à la messe que célébrait le Pape lui-même au Latran.
Il est remarquable que la Consecratio cerei ne fut jamais confiée à l’évêque ni au prêtre, mais au diacre. Pourquoi cela ? Certainement parce que le diacre est le ministre de la proclamation de l’évangile : c’est donc tout naturellement (et conformément à l’étymologie) que lui échoit le rôle de proclamer la Bonne Nouvelle de la résurrection.
A l’origine, chaque diacre devait composer chaque année cette louange proclamant la résurrection du Christ, et nous possédons ainsi une réponse de saint Jérôme en 384 à une lettre du diacre Præsidius du diocèse de Plaisance qui lui demandait de lui fournir des conseils de composition pour son Præconium paschale. Rapidement, plusieurs formules se cristallisèrent. A Rome, au témoignage du Sacramentaire Gélasien ancien du VIème siècle, les diacres des Titres – les paroisses romaines – utilisaient pour leur proclamation pascale un beau texte lyrique qui commençait par Deus mundi conditor, suivi de la courte oraison de bénédiction du cierge, que nous avons vue être transformée à l’époque carolingienne en formule pour bénir les grains d’encens (cf. supra).
Notre Exultet quant à lui ne provient pas de la liturgie romaine mais très clairement de l’ancien rit des Gaules. Il est en effet présent dans trois des principaux manuscrits qui nous font connaître l’antique liturgie gallicane : le Missel de Bobbio (VIIème siècle), le Missale Gothicum et le Missale Gallicanum Vetus (tous deux du VIIIème siècle). Ces anciens manuscrits gallicans en attribuent la rédaction à saint Augustin lui-même : “Incipit benedictio ceræ beati Augustini episcopi quam adhuc diaconus esset edidit et cecinit feliciter”. On fera remarquer que la perfection du cursus métrique de l’Exultet témoigne en effet d’un art oratoire abouti qui correspond davantage au Vème siècle qu’au VIIème ; de même sa théologie – avec le Felix culpa qui fit couler beaucoup d’encre – est homogène avec la théologie de saint Augustin (de telles images sont absentes des formulaires du rit romain antique, qui ne connait pas de telles hardiesses théologiques ni lyriques).
Lorsque Charlemagne imposa l’usage du Sacramentaire grégorien dans son empire, ce dernier, qui reflétait la liturgie papale, ne comportait pas de bénédiction du cierge pascal, puisqu’à Rome cette cérémonie n’avait lieu que dans les Titres, les paroisses de la Ville, et pas à la messe du pape. Le supplément que rédigea à la demande de l’empereur saint Benoît d’Aniane intégra alors l’Exultet de la vieille liturgie des Gaules dans la Vigile pascale (ce qu’avaient déjà commencé à faire les Sacramentaires gélasiens du VIIIème siècle), d’autant plus facilement que son texte était largement supérieur au preconium paschale des titres paroissiaux romains, Deus mundi conditor.
Les douze Prophéties de la Vigile pascale
Ayant achevé la bénédiction du cierge, le diacre rejoint le célébrant, dépose ses ornements blancs pour reprendre les ornements violets : étole et manipule violets, chasuble pliée violette. Le célébrant quant à lui dépose la chape violette pour prendre le manipule et la chasuble violette. Ce changement des ornements du prêtre signifie que la messe commence véritablement maintenant ; les cérémonies antérieures accomplies en chape (feu nouveau, procession avec le roseau, bénédiction et allumage du cierge pascal) ne font donc pas (techniquement) partie de la messe de la vigile pascale. Historiquement on peut estimer qu’il s’agit là encore d’un rappel de l’antique liturgie papale qui ne comprenait pas de cierge pascal et le rappel que la plupart de ces cérémonies ont été ajoutées au moment de l’acclimatation de la liturgie romaine dans l’Empire de Charlemagne.
La messe commence donc maintenant, sans introït, directement par la lecture de douze prophéties tirées de l’Ancien Testament. Ces douze prophéties sont cantilées par un ou plusieurs lecteurs (tandis que le célébrant les lit à voix basse sur le missel, au coin de l’Epître). Elles sont chantées sans titre, et on n’y répond pas Deo gratias à la fin. Trois de ces prophéties sont directement suivies du chant d’un trait du VIIIème ton par le chœur, et fait, remarquable, le texte de ces traits est emprunté à la Vetus Itala, la vieille version latine de la Bible, antérieure aux corrections de saint Jérôme au IVème siècle.
Voici les 12 Prophéties de la liturgie du Samedi Saint :
- Genèse I, 1 à II, 2 : “Au commencement Dieu créa le ciel et la terre” : la Création du monde,
- Genèse V, 31 à VIII, 21 : “Alors Dieu parla à Noé, et lui dit : Sortez de l’arche” : Noé & le Déluge,
- Genèse XXII, 1-19 : “Je connais maintenant que tu crains Dieu, puisque pour m’obéir tu n’as point épargné ton fils unique” : le Sacrifice d’Abraham,
- Exode XIV, 24 à XV, 1, suivi du chant du trait Cantemus Domino (Exode XV, 1-3) : “Mais les enfants d’Israël passèrent à sec au milieu de la mer, ayant les eaux à droite et à gauche, qui leur tenaient lieu de mur” : la Traversée de la Mer Rouge,
- Isaïe LIV, 17 à LV, 11 : “Vous tous qui avez soif, venez aux eaux” : l’exhortation au baptême,
- Baruch III, 9-38 : “Après cela il a été vu sur la terre, et il a conversé avec les hommes” : l’annonce de l’Incarnation,
- Ezekiel XXXVII, 1-14 : “Et vous saurez que je suis le Seigneur, lorsque j’aurai ouvert vos sépulcres, que je vous aurai fait sortir de vos tombeaux, ô mon peuple, et que j’aurai mis mon Esprit en vous, et que vous vivrez” – la Vision d’Ezechiel des ossements desséchés,
- Isaïe IV, 1-6, suivi du chant du trait Vinea facta est (Isaïe V, 1-2 & 7): “En ce jour-là, le Germe du Seigneur sera dans la magnificence et dans la gloire, et le fruit de la terre sera élevé en honneur, et une cause d’allégresse pour ceux d’Israël qui auront été sauvés” : la Vigne du Seigneur,
- Exode XII, 1-12 (répétée de la Messe des Présanctifiées le Vendredi Saint) : “vous mangerez à la hâte ; car c’est la Pâque (c’est-à-dire le passage) du Seigneurvous mangerez à la hâte ; car c’est la Pâque (c’est-à-dire le passage) du Seigneur” : l’Agneau pascal
- Jonas III, 1-10 : “Dieu vit leurs œuvres, il vit qu’ils étaient revenus de leur voie mauvaise ; et le Seigneur notre Dieu eut pitié de son peuple” : la Conversion des Ninivites,
- Deutéronome XXXI, 22-30, suivi du chant du trait Attende cælum, (Deutéronome XXXII, 1-4) : “Prenez ce livre, et mettez-le à côté de l’arche d’alliance du Seigneur votre Dieu, afin qu’il y serve de témoignage contre vous” : Exhortation à observer la Loi & Mort de Moïse,
- Daniel III, 1-24 : “Et ils marchaient au milieu de la flamme, louant Dieu et bénissant le Seigneur” : les Trois Enfants dans la fournaise.
Le choix de ces douze passages n’est pas anodin. De nombreux témoignages tant dans les écrits des Pères que dans l’art paléochrétien montrent que ces péricopes bibliques faisaient partie de la catéchèse baptismale de la Primitive Eglise. Signe de cette grande ancienneté, on les retrouve dans les vigiles pascales de rits aussi éloignés du rit romain que le rit byzantin, le rit éthiopien ou le rit assyro-chaldéen. Souvenir de cette catéchèse antique des premiers âges de l’Eglise, le Missel de saint Pie V conserve encore une curieuse rubrique à cet endroit qui devait pourtant être tombée d’usage depuis longtemps, avec la grande rareté des baptêmes d’adultes dans une Europe alors entièrement convertie :
Ante, vel interim dum Prophetiæ leguntur, Presbyteri catechizent catechumenos baptizandos, et præparent ad baptismum.
Avant, ou tandis que les Prophéties sont lues, les prêtres catéchisent les catéchumènes devant être baptisés, et les préparent au baptême.
La catéchèse baptismale que forment ces textes n’est pas la seule clef de compréhension de leur choix. Les douze prophéties représentent surtout un florilège magnifique des passages les plus beaux et les plus profonds de tout l’Ancien Testament ; ils brossent une image saisissante de toute l’Histoire du salut, dont la lecture typologique et symbolique culmine avec la Résurrection du Christ.
Comme aux vigiles des Samedis des Quatre-Temps, après chaque prophétie (ou après le trait qui suit les 4ème, 8ème et 11ème prophéties), le célébrant, se tenant comme à l’ordinaire au coin de l’Epître, avec le diacre et le sous-diacre en ligne derrière lui, chante Oremus ; le diacre chante ensuite Flectamus genua et tous s’agenouillent pour un moment de prière ; le sous-diacre chante alors Levate et tous se lèvent. Le célébrant adresse alors à Dieu une oraison qui demande des grâces en accord avec le texte de la prophétie qui vient d’être lu. Notons que cette invitation de la liturgie romaine à fléchir les genoux (Flectamus genua / Levate) ne se rencontre qu’en Carême et aux jours de pénitence. L’oraison qui conclut la série après la douzième prophétie est dénuée toutefois du Flectamus genua.[9] On est bien là toujours dans l’idée que nous avons développée au début de cet article d’une liturgie faisant le pont entre deux jours.
Comme pour l’Exultet, le choix de ces douze Prophéties est un héritage de l’antique liturgie des Gaules, que pratiquait également la liturgie hispanique. A Rome, dans la cathédrale du Latran à la liturgie du Pape au VIème siècle – telle que cristallisée dans le Sacramentaire Grégorien, il n’y avait que 4 prophéties (les prophéties n° 1, 4, 8 & 5), qui étaient lues successivement par un sous-diacre grec puis par un sous-diacre latin, tous deux revêtus de la chasuble pliée du Carême. Dans la liturgie presbytérale des Titres romains (les paroisses de la Ville) en revanche, on lisait le Samedi Saint dix prophéties : les mêmes que les nôtres moins Baruch (prophétie 6) et Jonas (prophétie 10). Cette liturgie presbytérale romaine est décrite par le Sacramentaire gélasien ancien. Lorsque Pépin le Bref développa une première acclimatation de la liturgie romaine en France, on y reçut le Sacramentaire gélasien, auquel on fit subir quelques modifications gallicanes et les 10 prophéties initiales passèrent à 12, conformément à l’usage des Gaules (on ajouta Baruch et Jonas). Lorsque Charlemagne adopta le Sacramentaire grégorien, le livre propre de la liturgie papale (mais pas des paroisses romaines), celui-ci présentait de nombreux manques, à savoir les cérémonies que le Pape ne célébrait pas pontificalement (il manquait par exemple toute la série des dimanches après la Pentecôte). L’Empereur confia à saint Benoît d’Aniane le soin de rédiger un Supplément au Sacramentaire grégorien. Ce supplément comprit alors les 12 prophéties gallicanes contenues dans les Sacramentaires gélasiens du VIIIème siècle. De ce fait le même ouvrage contenait deux versions pour la même cérémonie : une vigile grégorienne à 4 prophéties et une vigile “gélaso-gallicane” à 12 prophéties. Ceci explique que selon les diocèses d’un bout à l’autre de l’Empire carolingien, certains usages diocésains conservèrent soit les 4 prophéties (grosso modo les deux tiers des anciens rits diocésains français), soit les 12 prophéties (un tiers des anciens rits diocésains français). A titre d’exemple, le diocèse de Paris, dans ses livres médiévaux jusqu’à l’époque moderne, s’est toujours servi des 4 prophéties du Sacramentaire grégorien (Genèse I, Exode XIV, IsaIe IV et Isaïe LIV), tandis que Besançon gardait fidèlement la liste gélasiano-gallicane des 12 prophéties du Supplément d’Aniane.
Dès le IXème siècle, la disposition des 12 prophéties du Supplément d’Aniane fut largement accueillie en Italie, et devint la norme à Rome, y compris à la liturgie papale, où fut conservé l’antique usage de chanter ces prophéties en grec et en latin.
La bénédiction des fonts
Une fois les 12 prophéties achevées, si l’église possède des fonts baptismaux, on va procéder à la bénédiction de l’eau baptismale. Le célébrant dépose sa chasuble violette et reçoit une chape violette (cette cérémonie ne fait pas en effet partie de l’Ordo missæ). Le clergé, précédé à la fois de la croix de procession[10] encadrée par les chandeliers des deux acolytes, et à la fois du cierge pascal béni,[11] va alors en procession jusqu’aux fonts baptismaux, qui dans les églises les plus antiques se situent dans un édicule séparé au dehors du bâtiment principal. Pendant cette procession, on chante le célèbre trait du VIIIème ton Sicut cervus[12] qui est tiré du psaume XLI, versets 2 à 4 :
Sicut cervus desidérat ad fontes aquárum : ita desidérat ánima mea ad te, Deus. Sitívit ánima mea ad Deum vivum : quando véniam, et apparébo ante fáciem Dei ? Fuérunt mihi lachrymæ meæ panes die ac nocte, dum dícitur mihi per síngulos dies : Ubi est Deus tuus ?
Comme un cerf altéré cherche l’eau vive, ainsi mon âme te cherche, toi, mon Dieu. Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant. Quand pourrai-je m’avancer, paraître face à Dieu ? Je n’ai pas d’autre pain que mes larmes, le jour, la nuit, moi qui chaque jour entends dire : « Où est-il ton Dieu ? »
L’observation archéologique des baptistères chrétiens primitifs nous laisse entendre que le chant de ce trait à cet endroit est vraisemblablement d’une haute antiquité. En effet, le programme de décoration iconographique de nombreux baptistères antiques comprit très souvent des cerfs. On peut en déduire que dans la liturgie de l’Eglise primitive, l’usage du chant du psaume XLI Sicut cervus devait être très largement répandu lors de la célébration du baptême.
Parvenu devant l’entrée du baptistère, le célébrant conclut le chant du trait Sicut cervus par une oraison psalmique[13]. Celle-ci est très probablement l’une des plus anciennes pièces euchologiques de la Vigile pascale, on la retrouve à l’identique à la fois dans le Sacramentaire gélasien ancien et dans le Sacramentaire grégorien. Voici cette admirable oraison psalmique :
Omnípotens sempitérne Deus, réspice propítius ad devotiónem pópuli renascéntis, qui, sicut cervus, aquárum tuárum éxpetit fontem : et concéde propítius ; ut fídei ipsíus sitis, baptísmatis mystério, ánimam corpúsque sanctíficet.
Dieu tout-puissant et éternel, regarde favorablement la piété de ton peuple, qui va renaître, et qui aspire comme le cerf, à la fontaine de tes eaux ; fais dans ta bonté que la soif de la foi elle-même, par le mystère du baptême, sanctifie l’âme et le corps
Le clergé pénètre ensuite dans le baptistère. La bénédiction de la fontaine baptismale commence par une courte oraison, puis le dialogue habituel et une préface consécratoire (comme pour les Rameaux, l’eau de la vigile de l’Epiphanie et le cierge pascal). L’oraison et la préface se chantent sur le ton férial. Comme le diacre l’avait fait lors de la bénédiction du cierge pascal, le célébrant interrompt le chant de la préface à plusieurs reprises par des gestes qui s’accordent aux paroles :
- Après avoir chanté ut tuæ majestátis império, sumat Unigéniti tui grátiam de Spíritu Sancto. / que, sur l’ordre de ta majesté, cette source reçoive la grâce de ton Fils unique par le Saint Esprit., le célébrant divise l’eau en forme de croix, appelant sur elle la puissance de la Trinité.
- Ayant chassé les puissances infernales, il touche l’eau de sa main.
- Plus loin, il trace trois signes de croix sur l’eau en l’honneur de la Trinité en chantant : per Deum + vivum, per Deum + verum, per Deum + sanctum.[14]
- En souvenir du fleuve qui, jailli de l’Éden, se divisait en quatre branches pour arroser la terre entière, le célébrant divise l’eau en forme de croix, et il la verse aux quatre points cardinaux, afin de sanctifier les quatre parties du monde. Il indique ainsi que tous les hommes sont appelés à la grâce du baptême et joint le geste au chant : Qui te de paradísi fonte manáre fecit, et in quátuor flumínibus totam terram rigáre præcépit / Lui qui te fit jaillir de la fontaine du Paradis, et te divisait en quatre fleuves pour en arroser la terre.
- Le célébrant change de voix (indication déjà présente dans le Sacramentaire gélasien ancien) et récite : Haec nobis præcépta servántibus, tu Deus omnípotens clemens adésto : tu benígnus aspíra. / Assiste-nous, Dieu tout-puissant, dans l’accomplissement de cette mission : Envoie ton souffle dans ta bonté. Puis il souffle à trois reprises sur les eaux, en disant : Tu has símplices aquas tuo ore benedíctio : ut præter natúralem emundatiónem, quam lavándis possunt adhibére corpóribus, sint étiam purificándis méntibus efficáces. / Ces eaux pures, bénis-les toi-moi de ta bouche, afin qu’elles ne soient non seulement capable de laver les corps mais aussi de purifier les âmes. Il rappelle ainsi la Création du monde, lorsque l’Esprit planait sur les eaux, afin de montrer que le baptême est une nouvelle Création.
- Puis il va plonger le cierge pascal allumé par trois fois dans l’eau baptismale (un peu plus profondément à chaque fois), en chantant solennellement et en élevant le ton à chaque fois : Descéndat in hanc plenitúdinem fontis, virtus Spíritus Sancti. / Que descende sur toute l’eau de ces fonts la puissance de l’Esprit Saint. La descente de l’Esprit Saint rappelle aussi ici sa venue sur les eaux du Jourdain lors du baptême du Christ par saint Jean-Baptiste.[15]
- Soufflant encore par trois fois sur l’eau en forme de Ψ (psi, pour psychè – esprit), il ajoute, tandis que le cierge pascal est encore dans l’eau : Totámque hujus aquæ substántiam, regenerándi fecúndet efféctu. / Qu’elle féconde toute la substance de cette eau et lui donne d’engendrer à la vie nouvelle.
Toutes ces oraisons consacrant l’eau baptismale se retrouvent à l’identique dans les Sacramentaires gélasien & grégorien, ces formules euchologiques – où la parole se joint à l’action – remontent très certainement à une période encore beaucoup plus antique que le VIème siècle.
Une fois cette bénédiction de l’eau achevée, le célébrant en asperge le peuple et on en réserve une partie, qui servira au célébrant à bénir les maisons (primitivement une fois la Vigile pascale achevée), ainsi que pour l’aspersion avant la messe du jour de Pâques. Primitivement, on sait que les fidèles apportaient eux aussi des récipients pour pouvoir remporter de cette eau chez eux pour en répandre dans leur maison et leurs champs.[16]
Puis le prêtre termine la consécration de l’eau baptismale en y versant successivement l’huile des catéchumènes puis le saint chrême, ces huiles ayant été consacrées par l’évêque le Jeudi Saint précédant. On procède alors aux baptêmes et aux confirmations s’il y a lieu.[17]
Le retour au chœur avec les litanies des saints
Après les éventuels baptêmes, tout le clergé retourne au chœur. Il faut se souvenir que dans la disposition antique, le baptistère est situé dans un édifice à part, en dehors de l’église. Cette procession comprends donc aussi les néophytes qui viennent d’être baptisés et qui pénètrent, revêtus de leurs aubes blanches, pour la première fois de leur vie dans l’église chrétienne à la suite du clergé (lorsqu’ils étaient catéchumènes, ils ne pouvaient pénétrer dans l’église, ils n’entendaient que la première partie de la messe depuis le narthex extérieur et étaient chassés avant l’offertoire).
Dès le départ du baptistère, deux chantres entonnent le chant des litanies des Saints, chaque invocation est doublée (Litanie binaire).
Ouvrons ici une parenthèse historique, qui nous permettra de comprendre la volonté des réformateurs de 1955. Ces litanies des saints furent primitivement très nombreuses et encadraient le baptême : à Rome, on chantait une première litanie des saints puis le trait Sicut cervus en allant au baptistère, puis une seconde litanie – dite ternaire – lorsqu’on était arrivé au baptistère : ses invocations étaient chacune chantée trois fois. Une fois la consécration de l’eau baptismale et les baptêmes effectués, on revenait au chœur en chantant trois litanies : une septénaire, une quinquennaire et une ternaire (les invocations étaient reprises 7 fois, 5 fois et 3 fois !), et une fois ces trois litanies chantées, sur l’ordre Accendite proclamé par le préchantre (archiparaphoniste), on allumait toutes les lumières de l’église pour la messe. Toute cette cérémonie fastueuse conçue pour les vastes basiliques romaines fut évidemment progressivement réduite dans l’Europe médiévale, chaque Eglise utilisant diverses solutions. Le rit lyonnais a ainsi encore conservé deux litanies binaires avant la consécration des eaux baptismales et une binaire après. Le rit parisien avait déplacé une première litanie binaire au tout début de la cérémonie, avant l’Exultet, puis une seconde binaire entre le Sicut cervus et la liturgie baptismale, et une troisième binaire en revenant des fonts avant le Gloria in excelsis, à l’issue de laquelle on allume l’église. L’installation de la Papauté à Avignon a précipité la réduction du nombre de litanies, pour la bonne raison que le Pape cessa de bénir l’eau baptismale à la Vigile pascale, la chapelle de son Palais avignonnais étant dépourvue de fonts baptismaux. On ne conserva alors qu’une seule litanie entre la fin des prophéties et le Gloria de la messe.
La messe de la Vigile pascale
Reprenons après cette parenthèse historique le cours de la cérémonie. Arrivé au chœur au chant des litanies des saints, tous s’agenouillent pour en continuer le chant, les deux chantres le faisant au milieu du chœur. Le célébrant ôte sa chape violette, le diacre et le sous-diacre leurs chasubles pliées violettes puis tous trois vont se prosterner sur les marches de l’autel. Lorsque le chant de la litanie arrive à l’invocation Peccatores, le célébrant & ses ministres – précédés des deux acolytes mains jointes – vont à la sacristie et revêtent les ornements blancs pour la messe solennelle. Pendant ce temps, des clercs allument les cierges de l’autel, retirent son antepandium violet (ce qui laisse voir l’antepandium blanc qui était au dessous) et placent les reliquaires et des vases de fleurs entre les chandeliers.
Vers la fin de la litanie des saints, le célébrant et ses ministres, précédés des deux acolytes portant cette fois leurs cierges, se rendent de la sacristie à l’autel de manière à commencer les prières au bas de l’autel à la fin du Christe exaudi nos des litanies. Une fois cette invocation chantée, tous se lèvent et les chantres commencent solennellement et chantent très gravement le Kyrie eleison qui conclut à la fois les litanies des saints et commence la messe.
A partir de ce moment, la messe de la Vigile ne comporte qu’un petit nombre de particularités et suit globalement le déroulement de n’importe quelle messe solennelle. Voici celles-ci.
Après l’intonation par le célébrant du Gloria in excelsis Deo, toutes les cloches de l’église sonnent, pour marquer la joie de la résurrection. Toutes les images de l’église, qui avaient été voilées depuis les vêpres du dimanche de la Passion, sont alors dévoilées.
Après l’épître, au lieu d’un graduel, le célébrant chante à trois reprises Alleluia, en élevant la voix à chaque fois, et chaque fois cet alléluia est repris par le chœur à l’identique. C’est le retour solennel de l’alléluia, qui avait été supprimé de tous les offices et messes depuis les vêpres de la Septuagésime. Ce triple alléluia est est suivi d’un verset – Confitemini Domino – mais n’est pas repris à l’issue de celui-ci.
Au lieu de l’alléluia normal a lieu toutefois le chant du dernier trait – pièce qui le remplace en Carême. Ce trait, du VIIIème ton, est chanté sur une mélodie similaire aux trois des prophéties et au Sicut cervus de la procession descendants aux fonts baptismaux. Son texte est emprunté au Psaume CXVI Laudate Dominum omnes gentes, et ce trait se rencontre à l’identique aux messes de la vigile de la Pentecôte et aux messes des samedis des Quatre-Temps de septembre, de Carême et de Pentecôte (mais pas au samedi des Quatre-Temps de l’Avent).
Par ce mélange surprenant d’un alleluia, chant de joie, suivi du trait, chant de pénitence, la liturgie montre que la joie pascale n’est pas encore totalement épanouie par l’apparition du Christ ressuscité aux disciples.
L’évangile Vesperæ autem Sabbati qui suit, justement, montre l’Ange faisant l’annonce de la Résurrection aux Saintes Femmes myrrhophores dans le tombeau vide, mais c’est le lendemain, le jour de Pâques, que le Christ apparaîtra pour les premières fois à ses disciples. Pour cette raison, les acolytes ne portent pas de cierges autour de l’évangile, exceptionnellement ce soir-là, la liturgie marquant par là que le Christ, lumière du monde, ne s’est pas encore manifesté en personne dans la gloire de sa résurrection.
Le reste de la messe a conservé des dispositions véritablement archaïques, probablement antérieures au Vème : elle ne comprend pas de répons offertoire (ni d’antienne d’introït, tous deux apparus à Rome au début du Vème siècle), ni de Credo (dont le chant fut imposé à Rome par l’empereur saint Henri au XIème siècle), ni d’Agnus Dei (introduit au VIIème siècle par le pape d’origine syrienne saint Serge Ier), ni d’antienne de communion (introduite à Rome au VIème siècle).
Il est remarquable qu’on ne donne pas le baiser de paix au cours de cette messe : la liturgie signifie là encore que la vigile pascale est un avant goût qui nous introduit dans la joie de la Résurrection mais n’en est pas encore l’expression pleine et entière : c’est en effet demain dimanche que le Christ ressuscité apparaitra à ses disciples pour leur donner la paix :
Marie-Magdeleine vint donc dire aux disciples, qu’elle avait vu le Seigneur, et qu’il lui avait dit ces choses. Sur le soir du même jour, qui était le premier de la semaine, les portes du lieu où les disciples étaient assemblés, de peur des Juifs, étant fermées, Jésus vint, et se tint au milieu d’eux, et leur dit : La paix soit avec vous !
(Jean XX, 18-19)
Les vêpres de Pâques
Une fois la communion distribuée, on dit alors les vêpres de Pâques, qui sont enchâssées dans la messe.
C’est le seul exemple qui nous reste d’un office chanté à la fin de la communion au cours de la messe, avant le renvoi du peuple, mais au Moyen-Age, cela se rencontrait plus fréquemment dans de nombreux usages diocésains, notamment pour les laudes de Noël, chantées à la fin de la communion de la messe de minuit, & pour les vêpres du Jeudi et du Vendredi Saint, chantées à la la fin de la communion également. Dans tous les cas, l’oraison qui conclut la messe conclut également l’office de vêpres ou de laudes ainsi enchâssé.
Ces vêpres de Pâques sont extrêmement courtes : elle comprennent le psaume CXVI, le plus court du psautier,[18] chanté avec l’antienne “Alleluia, alleluia, alleluia” du VIème. A la fin de ce psaume, la petite doxologie Gloria Patri partiellement supprimée depuis le dimanche de la Passion et totalement depuis le Jeudi Saint, fait sa réapparition.
Puis le Magnificat suit directement et il est chanté avec une magnifique antienne tirée du texte de l’évangile de la messe de la vigile : Vespere autem Sabbati, tandis que le célébrant & ses ministres encensent l’autel. Il est à noter que cette antienne se retrouve universellement dans tous les antiphonaires manuscrits du rit romain à cette place, même les plus anciens (comme dans l’Antiphonaire de Compiègne, du IXème siècle, le plus ancien manuscrit complet de l’antiphonaire grégorien).
L’ensemble de ces vêpres sont décrits dans les Ordines Romani XXX A (du VIIIème) et XXXI (du IXème) et un autre témoin du IXème siècle. On les retrouve de façon analogue à la fin de la vigile pascale ambrosienne.
La postcommunion de la messe sert donc aussi d’oraison conclusive des vêpres. Le diacre chante ensuite le renvoi qui comporte deux alléluias durant l’octave de Pâques jusqu’au Samedi in Albis : Ite, missa est, alleluja, alleluja et on répond : Deo gratias, alleluja, alleluja. Le célébrant donne sa bénédiction et dit le dernier évangile comme à l’accoutumée.
Synopsis de la la Vigile pascale dans la réforme de 1955
La réforme de 1955 va s’attacher à bouleverser de nombreux aspects de la première partie de la Vigile pascale, ce qui va introduire des complications rituelles mais surtout de profonds changements dans la symbolique de la cérémonie.
Premier détail : on l’a déjà noté pour le dimanche des Rameaux, les chasubles pliées, ornements de Carême, qui sont indiquées dans les plus anciens cérémoniaux papaux décrivant la Vigile pascale, sont désormais supprimées au profit de la dalmatique et tunique, ornements de joie.
Mais surtout, c’est toute la cérémonie du feu nouveau et de la consécration du cierge par le diacre qui sont profondément modifiés.
Le profond remaniement du symbolisme de la première partie de la cérémonie : feu nouveau, bénédiction du cierge, procession et Exultet
Tout d’abord, les rubriques prévoient qu’au milieu du chœur soit dressé un petit support (???) – parvum sustentaculum qui portera le cierge pascal (traditionnellement le chandelier pascal à la forme d’une colonne sculptée de belle taille. Les chandeliers pascals anciens sont souvent imposants et ils restent de façon inamovible accolés à l’ambon de l’évangile). L’idée ici est de privilégier de nouvelles formes pour le cierge pascal : le cierge nouveau genre doit être notablement plus petit que les anciens, car – comme nous allons le voir – il doit être davantage maniable que précédemment.
Le feu nouveau doit être réalisé en principe en dehors devant les portes de l’église, ou dans d’autres lieux plus convenables, comme nous l’avons noté ci-dessus, mais – trait révélateur – une nouvelle rubrique précise toutefois qu’on choisira ce lieu de sorte qu’il puisse permettre au peuple du suivre du mieux possible le rite qui va s’accomplir.
Des trois prières de bénédiction du feu nouveau, seule la première est conservée (curieusement c’est celle dont l’origine peut plus difficilement se tracer, alors que les deux oraisons supprimées sont manifestement plus anciennes).
Les 5 grains d’encens ne sont plus bénis par l’oraison Veniam, quæsumus.
Comme nous l’avons vu déjà aux Rameaux, l’ordre habituel le restant de l’année pour une bénédiction sont imposition de l’encens, aspersion puis encensement. Comme aux Rameaux, inexplicablement, cet ordre est modifié pour aspersion, imposition de l’encens et encensement. On bouleverse (par intellectualisation) l’ordre habituel le restant de l’année, ce qui est propre à compliquer les cérémonies pour les officiants, qui leur paraîtront moins naturelles. Il y a pourtant un intérêt pratique évident à suivre l’ordre traditionnel : mettre les charbons et l’encens dans l’encensoir leur laissent le temps de commencer leur combustion pendant qu’on asperge avec l’eau bénite. La récitation de l’antienne Asperges me, naturelle à cette place dans une bénédiction d’une chose matérielle tout le reste de l’année, est à nouveau supprimée, comme aux Rameaux.
Le roseau et ses trois chandelles tressées (qui symbolisait la puissance de la Trinité entrant dans la tombe pour ressusciter le Christ symbolisé par le cierge pascal – élément ancien provenant de la liturgie italo-grecque de Bénévent) est totalement supprimé. Désormais le cierge pascal, forcément de dimension plus réduite, est préparé près du feu pascal, posé sur une crédence.
Un rite entièrement nouveau est inventé : un acolyte porte le cierge pascal et le présente au célébrant. Celui-ci doit prendre désormais un stylet et creuser dans la cire du cierge une croix, un alpha au dessus et un oméga en dessous, et les 4 chiffres arabes (et non romains !!!???) du millésime de l’année autour des deux montants de la croix. Le prêtre effectue ces incisions dans le cierge en disant les paroles suivantes, création nouvelle des réformateurs :
Christus heri et hódie. / Princípium et Finis / Alpha et Omega / Ipsíus sunt témpora et sæcula. / Ipsi glória et impérium / per univérsa ætérnitátis sæcula. / Amen.
Le Christ hier et aujourd’hui. / Principe et Fin. / Alpha et Omega. / C’est à Lui que sont les temps et les siècles. / À Lui, la gloire et la puissance, / dans les siècles des siècles. / Amen.
Comme creuser la cire avec un stylet s’est vite révélé une opération délicate à conduire pour les célébrants, et que le résultat obtenu ne présentait pas forcément l’esthétisme le plus abouti, l’usage s’est vite introduit de faire figurer en couleur la croix, l’alpha & l’oméga et les 4 chiffres arabes du millésime en teintant au préalable le cierge[19] (nos contemporains auront sans doute du mal à se le figurer mais tout cela n’existait pas antérieurement, et on serait bien en peine de trouver une iconographie de cierge pascal avant 1956 présentant les signes devenus aujourd’hui standards). En pratique, très vite le célébrant ne fera qu’effleurer symboliquement au stylet les marques qui de fait existent déjà.
Puis le célébrant fixe dans le cierge pascal les cinq grains d’encens. Rappelons-nous, ce geste était accompli précédemment par le diacre au milieu de l’Exultet. Comme l’ancienne oraison qui bénissait ces cinq grains est supprimée, le célébrant doit désormais les asperger d’eau bénite et les encenser trois fois, le tout en silence[20]. Désormais, ce n’est plus le diacre mais le célébrant qui effectue ce rite, et accompagne ce geste d’un nouveau texte, là encore totalement inventé et qui comme le précédent – n’est tiré d’aucune tradition particulière :
Per sua sancta vúlnera / gloriósa / custódiat / et consérvet nos / Christus Dóminus. Amen.
Par ses plaies saintes, / glorieuses, / que veille sur nous / et nous garde / le Christ Seigneur. Amen.
Le diacre prend un petit cierge, l’allume au feu nouveau, et le présente au prêtre qui allume le cierge pascal. Un nouveau texte a été composé pour accompagner cet allumage, qui n’a plus lieu durant la bénédiction du cierge pascal, l’Exultet :
Lumen Christi glorióse resurgéntis
Díssipet ténebras cordis et mentis. /
Que la lumière du Christ ressuscitant dans la gloire
dissipe les ténèbres du cœur et de l’esprit.
Notons ici un détail pratique : cet allumage du cierge pascal se fera désormais en plein air,[21] à tous les vents, à l’aide d’une seule chandelle. A quasiment toutes les vigiles pascales auxquelles j’ai assistées selon le rite de 1955, à une exception près, le cierge pascal s’est hélas toujours éteint une fois qu’il avait été allumé, et il a dû être parfois péniblement rallumé plusieurs fois de suite… Antérieurement, le cierge pascal était allumé au moyen du cierge triangulaire sur le roseau, présentant trois flammes, et le petit cierge servant à transmettre la flamme du feu nouveau au cierge triangulaire pouvait être préservé dans une lanterne pour le préserver des coups de vent et des extinctions intempestives. Il est vrai que ce cérémonial romain avait eu le temps d’engranger sur plus d’un millénaire les expériences de générations de cérémoniaires pontificaux…
Toute cette impressionnante modification du rite n’a en fait qu’un but : les liturgistes avaient identifié que l’oraison qui servait à bénir les cinq grains d’encens, l’oraison Veniat, quæsumus, concluait en fait la bénédiction du cierge pascal dans les paroisses romaines au VIème siècle, selon le sacramentaire gélasien ancien. Les liturgistes carolingiens avaient préféré l’Exultet gallican au lieu de la Laus cerei romaine au lyrisme très inférieur, mais avaient gardé cette oraison romaine en l’accommodant quelque peu. On voulait donc lui rendre son rôle originel, elle fut donc replacée ici et attribuée au célébrant pour bénir le cierge pascal. Mais il faut convenir que cette petite oraison romaine plutôt fade n’avait pas – loin sans faut ! – le talent lyrique du chef d’œuvre du rit gallican qu’est l’Exultet, que la tradition attribue – comme nous l’avons vu – à saint Augustin lui-même.
Autre bizarrerie, cette courte oraison romaine ne constituait en fait que la partie terminale de la Laus cerei diaconale gélasienne, qui était alors un long poème commençant par Deus mundi conditor. Précisément, le diacre interrompait sa louange pour allumer le cierge pascal puis terminait par cette partie Veniat, quæsumus. Curieuse “cléricalisation” : la charge de la bénédiction du cierge, qui est universellement attribuée au diacre par les Pères de l’Eglise latine, passe inexplicablement au célébrant, prêtre ou évêque. Rappelons ici que ce ministère diaconal de la proclamation de la résurrection – et son corollaire, la consécration du cierge pascal par le præconium paschale, était fort logiquement assimilé par la liturgie traditionnelle à la proclamation de l’évangile.
De fait, la bénédiction du cierge pascal ne se fait plus dans l’église par le diacre mais dehors en plein vent par le prêtre.
Continuons l’examen des réformes. Le célébrant impose l’encens pour la seconde fois (de fait la troisième fois, – car il aura probablement fallu l’imposer avant d’encenser les cinq grains d’encens – contre une fois précédemment), tandis que le diacre va à la crédence déposer sa dalmatique violette pour en prendre une blanche. Il va ensuite prendre et porter non plus le roseau aux trois cierges, mais le cierge pascal.
On entre dans l’église, comme dans la forme traditionnelle, mais dans un ordre très bizarre : le clergé assistant suit désormais le célébrant au lieu de le précéder comme dans toute procession. Comme le note Mgr Gromier dans sa célèbre conférence de 1960 :
En passant par les mains des pastoraux, leur solennelle procession pour le transport du cierge est devenue la négation de principes raisonnés, un monstre liturgique. Leur caprice de faire marcher, dans une soi-disant procession le diacre et le célébrant directement derrière le sous-diacre et la croix, c’est à dire en tête du clergé, équivaut à mettre la charrue avant les bœufs.
Avant la procession, on distribue au clergé des petits cierges (les fidèles en seront munis avant le début de la cérémonie). La cérémonie de la procession vers l’autel avec les trois Lumen Christi suit plus ou moins la forme ancienne, sauf qu’on épargne désormais au diacre l’exercice physique de fléchir les genoux tout en tenant le lourd cierge pascal (il le faisait en portant le roseau avec le cierge triangulaire). Au premier Lumen Christi, le célébrant allume son petit cierge au cierge pascal, au second, le clergé allume les siens, au troisième et dernier, ce sont tous les fidèles qui allument leurs cierges, et on allume aussi tout l’éclairage de l’église.
L’invention de ces allumages de petits cierges par tous, célébrant, clergé, fidèles, résulte d’une exégèse de l’oraison Veniam, quæsumus utilisée par les réformateurs pour bénir le cierge pascal : ut non solum sacrifícium, quod hac nocte litátum est, arcána lúminis tui admixtióne refúlgeat ; sed in quocúmque loco ex huius sanctificatiónis mystério aliquid fúerit deportátum, expúlsa diabólicæ fraudis nequítia, virtus tuæ maiestátis assístat. Certes le texte indique bien que la flamme du cierge pascal est transportée dans d’autres lieux (in quocúmque loco (…) deportátum) : très certainement les fidèles romains du VIème siècle devaient – probablement après la cérémonie – prendre de cette flamme pour en ramener chez eux dans leur maison (longtemps, dans certaines contrées, on ramenaient aussi les bûches du feu nouveau chez soi pour ranimer l’âtre domestique). De là on a inventé une cérémonie certes touchante de ces petits cierges qui éclaireront les fidèles quelques secondes à peine, puisqu’au troisième Lumen Christi, on allume désormais toute l’église (lumières électriques comprises).
Lorsque la procession se termine dans le chœur par le troisième Lumen Christi, le célébrant ne monte plus à l’autel pour l’embrasser, comme au début de chaque messe mais va directement s’assoir à son siège. Le diacre pose le cierge pascal au milieu du chœur sur le “petit support” (et plus sur le chandelier pascal traditionnel des églises, les réformateurs craignant vraisemblablement que le nouveau cierge pascal ne soit plus adapté aux dimensions majestueuses des anciens modèles et que la grandeur des chandeliers des églises rende impossible les nouvelles dispositions au centre du chœur ; la colonne du chandelier pascal traditionnel ne servira plus qu’à porter le cierge une fois toute la cérémonie terminée, elle est ainsi dépouillée de sa fonction).
La bonne place pour chanter l’Exsultet et situer le cierge pascal a toujours été celle où se chante l’Evangile, c’est à dire au lieu accoutumé dans le chœur, ou bien à l’ambon ou au jubé, où se trouvait habituellement le chandelier pascal. La position de celui-ci au milieu du chœur, sur un petit support est purement arbitraire ; elle tient à de fausses interprétations passagères ; elle donne congé au majestueux chandeliers pascals.
Un pupitre est placé en face du cierge pascal (pas trop près, afin de permettre de tourner autour du cierge), de sorte que l’autel est à sa droite et la nef à sa gauche. Le livre contenant l’Exultet n’est désormais plus placé sur l’autel (comme l’évangéliaire) mais directement sur ce pupitre, l’Exultet ne sera donc plus lu à la place naturelle et normale de l’évangile. Le sous-diacre portant la croix de procession se place curieusement en écran entre le cierge et le pupitre, face au diacre devant chanter l’Exultet. La bénédiction du diacre par le prêtre ne se fait plus à l’autel – comme pour l’évangile – mais au siège du célébrant dans le chœur, on ne précise plus que cette bénédiction est demandée à genoux par le diacre (comme ordinairement à la messe pour l’évangile). Arrivé au pupitre, le diacre encense le livre contenant l’Exultet, puis fait le tour du cierge pascal en l’encensant.
Comme le cierge pascal est déjà allumé depuis l’extérieur de l’église, comme les cinq grains d’encens y ont été déjà fixés, comme les lampes de l’église sont déjà toutes allumées, le diacre se contente de chanter d’une traite l’Exultet sans y accomplir le moindre geste. Le præconium paschale reste un beau moment poétique, mais est ainsi vidé de toute réelle fonction rituelle : il ne constitue plus la bénédiction du cierge pascal (encore moins sa consécration), désormais confiée au prêtre par une petite oraison un peu fade.
Puisqu’il ne produit plus rien de particulier en lui-même, la suppression pure et simple de l’Exultet avait été même discutée par les membres de la Commission de la Réforme de la Liturgie, mais l’amour de ce texte souvent magnifié par les auteurs du Mouvement liturgique fit que le parti opposé à la suppression fut majoritaire.
Comme le notait don Carusi en avril 2011 :
Il s’ensuit ainsi que l’un des moments les plus significatifs de l’année liturgique devient une pièce de théâtre d’une désarmante incohérence. En effet, les actions dont parle celui qui chante l’Exultet ont déjà été accomplies environ une demi-heure plus tôt, à la porte de l’Eglise : on chante l’insertion des grains d’encens, “suscipe Pater incensi huius sacrificium vespertinum”, alors qu’ils sont déjà fixés au cierge depuis un certain temps ; on magnifie l’illumination du cierge avec la lumière de la Résurrection, “sediam columnae huius praeconia novimus quam in honorem Dei rutilans ignis accendit”, alors que le cierge est allumé depuis longtemps, et la cire coule déjà abondamment. Il n’y a donc plus aucune logique. Le symbolisme de la lumière est lui-aussi totalement détruit lorsqu’on chante triomphalement l’ordre d’allumer toutes les lumières, symbole de la Résurrection, “alitur enim liquantibus ceris, quas in substantiam pretiosae huis lampadis apis mater eduxit”, mais dans une église qui est déjà toute illuminée par les cierges allumés au feu nouveau. Le symbolisme réformé est incompréhensible simplement parce qu’il n’est plus symbolique, puisque les paroles prononcées n’ont plus aucun rapport avec la réalité du rite. Le chant de la prière pascale constituait en outre, unie aux gestes qui l’accompagnaient, la bénédiction diaconale par excellence ; après la réforme, le cierge a été béni avec de l’eau à l’extérieur de l’église, mais on maintient pourtant une partie de l’antique bénédiction, à cause de sa grande beauté esthétique. Malheureusement, en agissant ainsi, la liturgie est réduite à une pièce de théâtre.
A la fin de l’Exultet figurait une prière pour l’empereur qui témoignait de l’origine antique de ce texte, mais qui depuis longtemps était simplement omise. La réforme a repris ce texte en tentant de le moderniser en une prière pour les autorités publiques, mais en commettant une maladroite faute de latin soulignée par Gregory DiPippo, car on y emploie à contre-sens le mot operositate.[22]
Une fois l’Exultet achevé, le diacre dépose la dalmatique blanche pour reprendre la dalmatique violette.
En conclusion partielle au terme de cette première partie, on pourra dégager les points suivants :
- la volonté de rendre à la courte oraison gélasienne Veniam quæsumus sa fonction première de bénir le cierge pascal s’est faite au détriment de l’Exultet : une nouvelle cérémonie de bénédiction du cierge pascal est inventée et réalisée hors de l’église (quel paradoxe : pour “restaurer” une oraison ancienne, on doit en inventer trois nouvelles !), le diacre est dépouillé en pratique de la bénédiction qui lui était confiée depuis la plus haute antiquité, l’Exultet devient un beau poème – un peu long – pendant lequel il ne se passe plus rien ; proclamation de la bonne nouvelle pascale de la résurrection, on lui dénie désormais les rites qui sont ceux de l’évangile.
- le symbolisme traditionnel était clair : le cierge pascal éteint symbolisait le corps du Christ, l’église plongée dans l’obscurité, le tombeau, le triple cierge porté sur un roseau, la puissance de la Sainte Trinité descendant dans le tombeau et ressuscitant le corps de Jésus par l’allumage du cierge pascal dressé sur sa colonne. Il est difficile de dégager une symbolique aussi claire dans la nouvelle organisation de cette première partie de la vigile, ainsi dépouillée de sa mystique primitive.
Réduction de la cathéchèse baptismale
Contrairement à la forme traditionnelle, le célébrant ne prend pas la chasuble (souvenir que la messe commençait alors par les prophéties) mais garde la chape, tandis que le diacre et le sous-diacre sont en dalmatique et tunique. Cette combinaison est alors inédite dans le rit romain, qui ne la connait que pour les bénédictions et les processions, mais pas pour une messe.
Les lectures sont faites par un lecteur qui doit utiliser un pupitre placé du côté épître, mais tourné de façon inhabituelle d’un quart de tour vers la gauche pour que le lecteur fasse face au cierge pascal placé au milieu du chœur : il s’agit là d’une nouvelle anomalie, car c’est l’orientation normale de l’évangile, mais pas des autres textes de l’Ecriture, qui sont toujours chantés vers l’autel (c’est un vieux souvenir de la liturgie synagogale et de ses lectures au béma).
Des douze prophéties du rit tridentin, huit sont supprimées et seules quatre gardées. Nous avons vu que dans l’espace carolingien, selon les diocèses, on employait soit 12 prophéties (tradition romano-gallicane du Sacramentaire Gélasien) soit 4 prophéties (tradition issue de la liturgie papale du Sacramentaire Grégorien). La réduction à 4 prophéties par les réformateurs de 1955 est présentée comme un retour à l’antique forme du Sacramentaire Grégorien ; il y a pourtant une légère escroquerie en cela, car le choix des 4 prophéties dans les livres de 1955 ne correspond pas à celui du Sacramentaire Grégorien.
Voici l’ordre du Sacramentaire Grégorien :
- Genèse I, 1 à II, 2 : “Au commencement Dieu créa le ciel et la terre” : la Création du monde,
- Exode XIV, 24 à XV, 1 : “Mais les enfants d’Israël passèrent à sec au milieu de la mer, ayant les eaux à droite et à gauche, qui leur tenaient lieu de mur” : la Traversée de la Mer Rouge,
- Isaïe IV, 1-6 : “En ce jour-là, le Germe du Seigneur sera dans la magnificence et dans la gloire, et le fruit de la terre sera élevé en honneur, et une cause d’allégresse pour ceux d’Israël qui auront été sauvés” : la Vigne du Seigneur,
- Isaïe LIV, 17 à LV, 11 : “Vous tous qui avez soif, venez aux eaux” : l’exhortation au baptême,
Voici l’ordre de la réforme de 1955 :
- Genèse I, 1 à II, 2 : “Au commencement Dieu créa le ciel et la terre” : la Création du monde,
- Exode XIV, 24 à XV, 1, suivi du chant du trait Cantemus Domino (Exode XV, 1-3) : “Mais les enfants d’Israël passèrent à sec au milieu de la mer, ayant les eaux à droite et à gauche, qui leur tenaient lieu de mur” : la Traversée de la Mer Rouge,
- Isaïe IV, 2-6 (privé du premier verset, donc), suivi du chant du trait Vinea facta est (Isaïe V, 1-2 & 7): “En ce jour-là, le Germe du Seigneur sera dans la magnificence et dans la gloire, et le fruit de la terre sera élevé en honneur, et une cause d’allégresse pour ceux d’Israël qui auront été sauvés” : la Vigne du Seigneur,
- Deutéronome XXXI, 22-30, suivi du chant du trait Attende cælum, (Deutéronome XXXII, 1-4) : “Prenez ce livre, et mettez-le à côté de l’arche d’alliance du Seigneur votre Dieu, afin qu’il y serve de témoignage contre vous” : Exhortation à observer la Loi & Mort de Moïse,
Il y a toute apparence que la volonté des réformateurs a été de ne conserver que les leçons suivies d’un trait, au détriment de l’exhortation au baptême d’Isaïe LIV qui paraissait plus pertinente que le choix de la Loi de Moïse, sujet de la leçon du Deutéronome XXXI.
La suppression de 8 des 12 prophéties a sans doute été motivée par un aspect pratique (réduire la longueur d’une cérémonie devenue désormais intégralement nocturne), amenuisant de fait les textes tirés de l’Ancien Testament que les fidèles pouvaient entendre (et pas des moindres, puisque l’Histoire du Salut qu’ils parcouraient annonçaient la passion et la résurrecton du Christ et sa victoire sur la mort). Ce mouvement de suppression, déjà observé aux Rameaux fut étendu à la vigile de la Pentecôte privée de ses six prophéties et par la suite aux vigiles Samedis des Quatre-Temps dont les 5 prophéties devenaient facultatives. Paradoxalement, un leitmotiv récurrent pour justifier les futures réformes subséquentes du lectionnaire fut de déplorer la part congrue de l’Ancien Testament dans le Missel de 1962.
On notera que si chaque prophétie est toujours suivie de son oraison, le prêtre (en chape et non plus en chasuble) reste à son siège pour les dire (comme si c’était un office et non une messe) et non plus à l’autel (les réformateurs préparaient ainsi la réforme générale du Missel de Paul VI où le prêtre fait toute la messe des catéchumènes à la banquette et non plus à l’autel).
Comme nous l’avons déjà observé le Vendredi Saint, le diacre seul chante désormais à la fois “Flectamus genua” et “Levate” avant chaque oraison, le sous-diacre étant privé de sa partie “Levate”. là encore, une petite touche qui montre que la suppression du sous-diaconat, pourtant présent dès la haute antiquité chrétienne, était déjà dans les cartons.
Les profondes modifications de la liturgie baptismale
Les litanies des Saints sont de façon très étrange scindées en deux parties : au lieu d’être chantées en revenant des fonts, la première partie des litanies (jusqu’à “Omnes Sancti et sanctæ Dei, intercédite pro nobis”) est dite après les 4 prophéties, avant la liturgie baptismale. La seconde partie des litanies est chantée ensuite une fois que l’on est revenu au chœur. Notons aussi que chaque invocation n’est désormais plus doublée.
Cette modification est vraiment inédite. Si on a vu plus haut que les nombreuses litanies (4 à la messe papale à Rome dans l’Antiquité) ont été le plus souvent réduite à une seule litanie (principalement sous l’effet de l’exil de la Papauté à Avignon, où la chapelle du Palais des Papes était loin des amples dimensions de Saint-Jean-de-Latran), si dans de nombreux usages diocésains de l’espace carolingien on avait conservé plusieurs litanies à la vigile pascale, nulle part on n’avait eu l’idée de scinder cette prière en deux parties distantes et ainsi significativement dissociées. Cette disposition étrange provoque aussi un désavantage : comme il faut désormais revenir au chœur après avoir versé l’eau baptismale dans les fonts, comme on le verra, cette procession se fait dans un silence pesant, puisque rien n’est prévu par les nouveaux livres liturgiques (et que l’orgue ne peut pas jouer seul avant le Kyrie et le Gloria de la messe). Enfin je me permets de livrer ici une expérience personnelle : ayant longtemps dû chanter la Vigile pascale dans les livres liturgiques de 1955, j’ai pu observer que systématiquement la seconde partie des litanies, sans doublage des invocations, est dramatiquement trop courte pour couvrir le temps que prends le changement d’ornements du clergé à la sacristie et le changement d’ornementation de l’autel. Pour éviter un silence pénible en attendant l’arrivée du clergé de la sacristie, il a fallu toujours trouver un expédiant insatisfaisant (chanter les litanies de façon démesurément lente, multiplier les invocations, faire jouer l’orgue avant le Kyrie par exemple), tandis que la pratique de la forme traditionnelle montre que les litanies doublées laissent très précisément le temps de faire les changements d’ornements.
La bénédiction des eaux ne se fait plus aux fonts baptismaux mais dans un simple baquet placé sur une table dans le chœur côté épître. Les baptêmes éventuels ont lieu désormais de ce fait dans le chœur. Cette modification est loin d’être anodine et bouleverse profondément la conception de l’espace ecclésial, le baptistère se voyant dénié sa fonction première ! On peut imaginer que les Pères de l’Eglise, si attachés à ce que les catéchumènes ne puissent pénétrer dans l’église que lorsqu’ils ont reçu la sainte illumination – l’entrée dans l’église-bâtiment symbolisant l’entrée dans la Sainte Eglise, corps mystique de Jésus-Christ – doivent contempler du ciel d’un air plutôt interloqué cette scène : des non-baptisés des deux sexes pénètrent désormais non seulement dans l’église mais entrent dans le chœur lui-même, pourtant réservé au clergé !
Dans les premiers âges de l’Eglise, le baptistère est clairement un bâtiment extérieur. Lorsque le baptême des adultes se raréfia et qu’on ne baptisait plus que des petits enfants, on prit l’usage de placer le baptistère dans l’église, mais régulièrement près de la porte d’entrée de celle-ci. Le sens théologique de cette disposition est clair : le baptême est la porte qui nous permet de devenir chrétien et d’entrer dans la Sainte Eglise de Dieu. Ce symbolisme traditionnel est anéanti par les nouvelles dispositions de la réforme. Celle-ci est motivée par le seul fait que les fidèles doivent voir la cérémonie.
En substance, on décide de substituer aux fonts baptismaux une vulgaire casserole qu’on installe au centre du chœur : ce choix est dicté, encore une fois, par l’obsession que tous les rites soient accomplis par “les ministres sacrés tournés vers le peuple”, mais dos à Dieu. Les fidèles doivent dans cette logique devenir “les véritables acteurs de la célébration (…). La Commission a accueilli les aspirations fondées du peuple de Dieu (…) l’Eglise était ouverte à des ferments de rénovation”. Ces choix, fondés sur un populisme pastoral que le peuple n’avait jamais réclamé, aboutiront à la destruction de tout le sens de l’architecture sacrée, depuis les origines jusqu’à aujourd’hui.
Une nouvelle rubrique, fort mal rédigée, précise toutefois qui si l’on choisit de faire la bénédiction de l’eau baptismale et le baptême au baptistère (si il est extérieur à l’église), les chantres et le peuple doivent rester à leur place et répéter en boucle la première partie des litanies, depuis Sancta Maria, mais sans chanter la seconde partie. Pauvres chantres, on espère pour eux qu’il n’y a pas 20 catéchumènes…
Le rite vénérable et antique de la bénédiction de l’eau baptismale n’est pas modifié en lui-même et reste identique à ce qu’il était dans le Missel de saint Pie V. On notera que l’allusion qui y est faite aux eaux du Déluge est maintenue, quand bien même la lecture du Déluge (Genèse V, 31 à VIII, 21 – seconde des 12 prophéties traditionnelles) est désormais supprimée.
Après la bénédiction de l’eau baptismale et les éventuels baptêmes dans le chœur, les réformateurs se trouvent devant un problème pratique évident (que faire de l’eau baptismale ?) qu’il résolvent en inventant une procession pour transporter le baquet avec l’eau baptismale jusqu’au fonts où on s’en débarrasse en l’y jetant.[23]
Le Sicut cervus accompagne ce mpouvement, mais quel sens donner aux mots du psalmiste à cet endroit, alors que le baptême est déjà accompli ?
Comme le rappelle avec bon sens Mgr Gromier :
Fonts baptismaux, eau baptismale et baptême forment un tout ; une innovation spectaculaire qui les sépare délibérément, qui installe dans le chœur des fonts postiche et y baptise, qui transporte aux fonts baptismaux l’eau baptismale faite ailleurs, ayant déjà servi ailleurs, est une insulte à l’histoire et à la discipline, à la liturgie, au bon sens. Ainsi on baptisera dans le chœur, enceinte du clergé, un païen venu avec ses accompagnateurs. Ainsi l’eau baptismale ressemble à une personne ramenée pompeusement chez elle, d’où elle était expulsée. En faveur de l’eau baptismale, et dont la quantité doit durer toute l’année, furent érigés de somptueux baptistères, des fonts baptismaux artistiques et majestueux. Aujourd’hui la pastorale fait l’eau baptismale et baptise dans une cuvette, un baquet, puis, dans cet appareil elle porte l’eau à la fontaine, en chantant le cantique d’un cerf assoiffé, qui a déjà bu, et qui se dirige vers une fontaine à sec.
L’oraison qui suit le trait Sicut cervus est conservée, sans même prendre soin du contresens que le texte exprime, maintenant que la liturgie baptismale est terminée : “réspice propítius ad devotiónem pópuli renascéntis qui, sicut cervus, aquárum tuárum éxpetit fontem” / “regarde, favorablement la piété de ton peuple, qui va renaître, et qui aspire comme le cerf, à la fontaine de tes eaux”.
Comme pour l’Exultet, le Sicut cervus et son oraison ne sont conservés qu’à titre purement décoratif, puisqu’ils sont vidés de leur signification.
Une fois le clergé revenu du baptistère au chœur dans un très étrange silence, un rite dit “du renouvellement des promesses baptismales” créé de toutes pièces est ici introduit. Après avoir imposé l’encens et encensé le cierge pascal, le célébrant se place à côté de celui-ci et doit lire face au peuple le texte d’une monition (quelque peu sentimentale) qui introduit au dialogue de renonciation à Satan et à la profession de la foi repris de l’ordo du baptême, puis on récite en commun le Notre Père (nouveauté absolue introduite également par les réformateurs le Vendredi Saint) puis le célébrant asperge le peuple d’eau bénite.
Cette cérémonie est de fabrication entièrement moderne, de même que l’idée d’un “renouvellement” des promesses baptismales, qui n’aurait pas effleuré l’esprit des Pères de l’Eglise et qui est du reste très discutable théologiquement. Sans entrer dans le débat théologique, notons que la première apparition d’une cérémonie d’un renouvellement des promesses du baptême a été inventée localement par des curés jansénistes français dans la première moitié du XVIIIème siècle. Il s’agissait alors d’une para-liturgie pour les enfants qui se tenait non pas à la vigile pascale mais un dimanche du Temps pascal après vêpres, et qui reprenait des antiennes, répons et oraisons tirées des vêpres stationales de Pâques et chantés autour du baptistère. Ces para-liturgies locales n’avaient pas été acceptés dans les propres diocésains français, mais l’idée suivit son chemin et fut reprise dans le Mouvement liturgique du XXème siècle.
Notons que si un texte latin est créé pour ce renouvellement des promesses du baptême, la faculté de faire toute cette cérémonie en langue vernaculaire est autorisée, ce qui fut largement pratiqué.
Des modifications mineures mais significatives dans la messe de la Vigile – le remplacement des vêpres par les laudes
Le reste de la messe de la Vigile reste à peu près identique à celle de la forme traditionnelle, à certains détails prêt :
- les prières au bas de l’autel sont supprimées (là encore, comme aux Rameaux, on préparait manifestement par étapes leur abandon futur),[24]
- selon un raisonnement plutôt intellectuel, la première des trois prières secrètes que dit le prêtre pour se préparer à la communion (“Domine Iesu Christe, qui dixísti Apóstolis tuis : Pacem relínquo vobis, pacem meam do vobis” / “Seigneur Jésus-Christ qui as dit à tes Apôtres : C’est la paix que je vous laisse en héritage, c’est ma paix que je vous donne”) est supprimée, sous prétexte que le baiser de paix ne se donne pas à la Vigile pascale. Des raisonnements similaires ont entraîné la même suppression le Jeudi Saint. De fait la suppression de cette oraison ne se rencontrait dans le rit romain qu’aux messes des morts.
A la place des vêpres de Pâques chantées à la fin de la communion, les nouveaux livres inventent un office de laudes de Pâques : au Psaume CXVI est substitué les Psaume CL, avec la même antienne que précédemment. Le Magnificat des vêpres est remplacé par le Benedictus des Laudes, sa fameuse antienne Vesperæ autem Sabbati (qui est le début de l’évangile de la Vigile pascale) est remplacée par l’antienne Et valde mane, qui est pourtant le texte même de l’évangile du jour de Pâques.
Cette substitution marque dans l’esprit des réformateurs l’idée de faire de la vigile pascale un office intégralement nocturne (on avait même décrété dans un premier temps que la messe de la vigile ne devait pas commencer avant minuit, mais le manque de réalisme de cette disposition fit qu’elle disparu rapidement). On se référera à ce que nous avons écrit plus haut sur l’horaire antique de la vigile, trait-d’union entre deux jours liturgique, qui se place traditionnellement entre none et vêpres.
Ce changement eut des conséquences sur l’office divin : il fallut composer un nouvel office de vêpres du Samedi Saint (qui n’étaient plus les premières vêpres de Pâques), avec des antiennes exprimant la tristesse. Pâques devenait ainsi l’unique fête de l’année à ne pas posséder de “premières” vêpres.[25]. Les complies du Samedi Saint, autrefois chantées après la Vigile pascale avec l’antienne Vespere autem Sabbati (…) alleluia et le Regina cœli qui se faisait entendre pour la première fois, se revêtent de l’atmosphère triste du Triduum pascal. Enfin et surtout, on précise que la vigile tient lieu d’office de matines. Pâques devient aussi la première et unique fête de l’année a être privée de matines, à ne pas avoir le chant du Te Deum, et ainsi à être le seul jour de l’année à ne posséder qu’un office divin incomplet. Toutefois, on précise dans une rubrique qu’un clerc qui n’aurait pas pu assister à la vigile pascale est tenu de dire l’ancien office des matines de Pâques en privé. On tire un trait ainsi sur toutes les traditions locales qui faisaient perdurer depuis le haut Moyen-Age la joyeuse célébration des matines de Pâques avant l’aube, entourée de solennités qu’on a peine à imaginer aujourd’hui. Ces matines étaient jointes à la procession pascale, mère de toutes les processions de l’Eglise, laquelle rappelait la venue des saintes femmes au tombeau et marquait dans l’esprit des fidèles le moment de la résurrection.[26]
Une fois les nouvelles laudes abrégées chantées, la fin de la messe se déroule comme dans la forme traditionnelle, à ceci près que le dernier évangile est supprimé (on notera de façon malicieuse que le Prologue de saint Jean est l’évangile même de Pâques dans le rit byzantin). Là encore, une petite touche qui préparait des étapes futures.
Que conclure de cette réforme de la vigile pascale ?
L’examen du détail des modifications apportées à la Vigile pascale réformée laisse apparaître une impression générale de malaise : la symbolique traditionnelle de la lumière communiquée à la colonne du cierge pascale dressée (la puissance de la Trinité qui relève le Christ d’entre les morts) est amplement troublée ; au baptistère est déniée toute fonction traditionnelle de lieu du baptême, l’organisation de l’espace sacré intérieur des églises est profondément remis en question par le baptêmes de non-chrétiens au milieu d’un chœur liturgique. Surtout, de messe préparatoire à la fête de Pâques, la Vigile pascale devient la messe principale de la fête, au détriment de la messe du jour de la Résurrection (In die Resurrectionis), autrement dit la grand’messe du jour de Pâques. Cette dernière aura tendance paradoxalement à être moins fréquentée par les fidèles, alors qu’il s’agit dans une conception traditionnelle de la liturgie, de la messe la plus importante de l’année.
Ce qui parait le plus étonnant, c’est que toutes ces réformes ont alors été justifiées à grande échelle dans les discours officiels auprès des fidèles comme étant un retour enfin à l’antiquité chrétienne, que la vigile était enfin restaurée dans sa forme antique, avec ses vrais horaires, alors que nous n’avons vu qu’aucun des changements apportés ne pouvait s’autoriser d’une telle assertion.
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- Par exemple, pour le rit byzantin, on retrouve une structure tout à fait comparable non seulement le Grand Samedi (la liturgie de saint Basile de ce jour avec ses 15 prophéties correspond exactement à notre Vigile pascale latine) mais aussi à d’autres dates importantes de l’année : vigile de Noël, de la Théophanie et liturgie vespérale du Grand Jeudi (Jeudi Saint).↵
- Nycthémère : mot formé de la composition des mots grecs νύξ, νυκτός (nýx, nyktós), « nuit », & ἡμέρα (hêméra), “jour”. Il désigne une période de vingt-quatre heures correspondant à la succession d’une nuit et d’un jour Il s’agit bien là de la conception antique et liturgique du jour chrétien, héritée des Hébreux.↵
- Jusqu’à la réforme radicale du Bréviaire romain opérée par saint Pie X en 1911, tous les jours liturgiques commençaient par les vêpres la veille. Depuis, les jours liturgiques commencent par les matines, et seules les grandes fêtes sont restées pourvues de “premières vêpres”.↵
- A l’origine le Carême se célébrait en noir, comme en témoigne le pape Innocent III (1161 † 1216) dans son traité De sacro altaris mysterio, avant de passer au violet. La couleur noire pour le Carême fut longtemps conservée à Paris, jusqu’au XIXème siècle et n’est restée que le Vendredi Saint au rit romain.↵
- Le texte de Matthieu XXVIII, 1 en effet pourrait bien placer la venue au sépulchre des saintes femmes myrrhophores le soir du samedi, contrairement aux trois autres Evangélistes qui la placent au matin du dimanche. On pourra lire la très intéressante analyse de ce passage que donne l’exégète anglo-catholique Christopher Bryan (in The Resurrection of the Messiah, Oxford University Press, 2011, p. 294), qui estime que la première visite des myrrhophores au soir du Samedi Saint est signifiée dans le texte de Matthieu. Voici quelques traductions de ce verset en français, qui montrent la difficulté de compréhension des différents termes employés en grec comme en latin (ἐπιφωσκούσῃ pouvant signifier aussi bien les lumières du crépuscule que celles de l’aube, Ὀψὲ signifie bien le soir, certes se terme peut être traduit par “après” mais les emplois antiques rapportés dans ce sens sont postérieurs à Matthieu et peu clairs). Comparez les traductions suivantes :
* “Mais cette semaine étant passée, le premier jour de la suivante commençait à peine à luire, que Marie-Magdeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre”. (Le Maître de Sacy, 1667)
* “Or, sur le tard, le jour du sabbat, au crépuscule du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie vinrent voir le sépulcre”. (Darby, 1859)
* “Après le sabbat, à l’aube du premier jour de la semaine, Marie la Magdaléenne et l’autre Marie allèrent voir le tombeau”. (Crampon, 1894-1904)
* “Or comme le sabbat finissait et que le premier jour de la semaine commençait à luire, Marie-Magdelaine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre”. (Bible Annotée, 1899)
* “Or, après le shabat, à l’aurore du premier jour de la semaine, Miriâm de Magdala et l’autre Miriâm viennent contempler la tombe”. (Chouraqui, 1985)
* “Après le sabbat, au commencement du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie vinrent voir le sépulcre”. (TOB, 1988)
* “Après le sabbat, à l’aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie allèrent voir le tombeau.” (Maredsous, 1997)↵ - “Quanto ergo alacrius in hac vigilia, velut matre omnium sanctarum vigiliarum, vigilare debemus, in qua totus vigilat mundus ?” “Avec quel empressement ne devons-nous pas observer cette vigile, qui est comme la mère de toutes les saintes vigiles, au cours de laquelle le monde entier veille.” (Sermon 219 pour la vigile de Pâques – Patrologie latine XXXVIII, 1088.)↵
- Au moins jusqu’au XVIIIème, cf. G. Richa, s.j., Notizie istoriche delle chiese Florentine, Florence, 1755, p. 236.↵
- C’est pour cette raison que pendant longtemps le pape n’arrivait à la Vigile pascale qu’une fois l’Exultet diaconal terminé – il en subsiste quelque chose dans le Cæremoniale Episcoporum de 1600, où ce n’est qu’une fois l’Exultet terminé que l’évêque s’habille pendant qu’on dit None.↵
- A rapprocher sans doute du fait qu’on observe aux Samedis des Quatre-Temps : l’oraison qui suit la cinquième et dernière prophétie – celle également des 3 Enfants dans la fournaise – est aussi la collecte de la messe et ne comporte donc plus le Flectamus genua contrairement aux oraisons qui suivent les quatre premières prophéties.↵
- La croix de procession est portée par un clerc et non cette fois par le sous-diacre, qui marche avec le célébrant.↵
- Le Cérémonial des Evêques (Livre II, chap. XVIII, n°16) précise clairement que le cierge pascal marche en tête de procession devant la croix de procession. Les rubriques du Missel Romain de saint Pie V sont moins précises sur ce point et laissent plutôt penser l’inverse : et præcedente Cruce, cum candelabris, et Cereo benedicto accenso.↵
- Sa mélodie est similaire à ceux des trois traits qui ont accompagné les prophéties. Il est peut-être plus ancien que les 3 autres car c’est le seul qui est présent dans le Sacramentaire grégorien.↵
- Un élément très archaïque ! On concluait couramment au IVème siècle en Occident le chant de chaque psaume par une oraison et on connait plusieurs collections d’oraisons psalmiques qui remontent à cette époque, l’usage commence à se perdre dès les V-VIemes siècles.↵
- Ces signations sont déjà indiquées dans le Sacramentaire gélasien ancien.↵
- Comme il n’y avait pas primitivement de cierge pascal à la vigile du Pape à Rome, les plus anciens Ordines Romani (n°XXIII & XXX B) indiquent que ce sont les deux grandes torches qui accompagnent le pape durant le Triduum qui sont plongées dans le baptistère de Constantin à Saint-Jean-de-Latran.↵
- Omnis populus qui voluerit accipiet benedictionem unusquisque in vase suo de ipsa aqua (…) ad spargendum in domibus eorum vel in vineis vel in campis vel fructibus eorum. Tous ceux du peuple qui le souhaitent reçoivent de cette eau dans leurs vases afin d’en asperger chacun en bénédiction leur maison, ou leurs vignes, ou leurs champs, ou leurs vergers. (Ordo Romanus XI, 95).↵
- Y compris aux baptêmes d’enfant, même si l’usage en est oublié aujourd’hui. Le Cérémonial des Evêques rappelle encore (Livre II, chap. XVIII, n°18) que “pendant les huit jours précédents, sauf en cas de danger, on ne doit baptiser aucun enfant dans l’église concernée”, ces baptêmes sont normalement réalisés à la Vigile pascale↵
- Soit deux versets, qui avec la doxologie Gloria Patri, font un total de quatre versets seulement.↵
- Dans les Prænotanda de l’Ordo Hebdomadæ Sanctæ instaurata de 1957, au n°11, on note opportunément : Nihil impedit quominus signa, in cereo paschali a celebrante stilo incidenda, coloribus vel alio modo antea præparentur / Rien n’empêche que les signes qui sont creusés par le célébrant au moyen d’un stylet dans le cierge pascal soient préparés auparavant par des couleurs ou tout autre moyen.↵
- Silence plutôt mal venu ici à mon avis, qui brise le rythme de la cérémonie et marque un certain manque de fluidité.↵
- Sauf si le lieu du feu nouveau aura été décidé ailleurs que devant la porte de l’église, ce qui en pratique ne s’observe que rarement.↵
- The long-obsolete prayer for the Emperor at the end is substituted with a new text, “Look also upon those who rule over us…”. The last clause of this new text reads, “de terrena operositate ad caelestem patriam perveniant cum omni populo tuo.” Although this clearly intends to mean, “from earthly labor let them come to the heavenly fatherland with all thy people” there is a mistake in the Latin. “Operositas” means “excessive pains, overmuch nicety, elaborate work” in classical Latin, (Lewis and Short, p. 1268) and “embarrassment” in Tertullian (Souter, p. 277), after whom it occurs very rarely, and never in the sense which it should have here. (Gregory diPippo, Compendium of the 1955 Holy Week Revisions of Pius XII: Part 6.1 – Holy Saturday and the Blessing of the New Fire, Procession, Exultet, Prophecies – New liturgical movement, 9 avril 2009.↵
- En aparté, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vu de l’eau baptismale être versée par maladresse soit dans le chœur soit durant le transport aux fonts après la bénédiction dans le chœur, et je revois en esprit des images de grands clercs en train d’éponger à la serpillière pendant la cérémonie…↵
- “On décide que la Messe doit commencer en omettant la récitation du Confiteor et du psaume pénitentiel. Le psaume 42, qui rappelle l’indignité du prêtre qui va accéder à l’autel, n’est certes pas apprécié par les réformateurs, sans doute parce qu’il se récite en bas des marches, avant de pouvoir monter vers l’autel : lorsque la logique liturgique sous-jacente est celle de l’autel vu comme « ara crucis », comme lieu sacré et terrible où est rendue présente la Passion rédemptrice du Christ, on comprend aisément le sens d’une prière qui rappelle l’indignité de quiconque prétend gravir ces marches pour y accéder. La disparition du psaume 42, qui sera éliminé dans les années suivantes de toutes les Messes, semble au contraire vouloir préparer les esprits à une nouvelle ritualité de l’autel, qui symbolise désormais bien plus une table commune que le Calvaire, et qui par conséquent ne réclame plus ni la crainte sacrée ni le sens de sa propre indignité que le prêtre confessait dans le psaume 42.” Don Stefano Carusi↵
- Notion assez récente en soi puisque avant les réformes de saint Pie X, tous les jours de l’année commencent leur office par des [premières] vêpres, et seules les grandes fêtes possèdent des “secondes vêpres” – après ces réformes du début du XXème siècle, c’est l’inverse qui est posé : tous les jours ont des [secondes] vêpres, seules les grandes fêtes possèdent des “premières vêpres”.↵
- C’est aux matines de Pâques et à la procession pascale qui les accompagnait que sont nés les premiers “mistères” occidentaux, lointain ancêtres de nos opéras.↵
Merci beaucoup pour cette série d’articles fort intéressants et détaillés !
Je m’y reporterai, c’est sûr, car cette Semaine Sainte réformée par Pie XII pose question, dans nos chapelles la majorité de nos prêtres célèbrent la Semaine Sainte de Saint Pie X, mais cela suscite chez quelques fidèles des incompréhensions vis-à-vis de l’obéissance due à Pie XII.
Merci encore pour votre travail.