Dans la liturgie parisienne, au retour des fonts à la Vigile pascale, on chante une très belle hymne de saint Venance Fortunat (c. 530 † 609), évêque de Poitiers, dont nous venons de chanter également les deux fameuses hymnes du temps de la Passion : Vexilla Regis prodeunt & Pange, lingua, gloriosi, ainsi que le versus O Redemptor sume carmen pour la consécration du saint Chrême le Jeudi Saint. Cette hymne du retour des fonts – Tibi laus perennis auctor – fut composée probablement avant le sacre épiscopal de saint Venance Fortunat (ordonné prêtre en 576, il est sacré évêque de Poitiers vers l’an 600). En effet, son plus ancien témoin manuscrit, le Pontifical dit de Poitiers du VIIIème siècle[1], probablement le plus ancien manuscrit de ce livre liturgique des cérémonies réservées à l’évêque, la désigne ainsi :
Interim canitur versus Fortunati presbyteri ad baptizatos.
Ces vers de Fortunat sont de forme anacréontique, en dimètres iambiques catalectiques [υ – υ –|υ – –], un mètre déjà utilisé par le poète chrétien espagnol Prudence pour son Hymnus ante somnum.
Cette hymne est un versus, c’est-à-dire que la première strophe – Tibi laus perennis auctor – est reprise en guise de refrain après chacune des strophes suivantes[2]. Les versi constituent un type de pièces liturgiques un peu particulières et rares (on n’en dénombre qu’une trentaine dans tout le répertoire liturgique occidental). Ce sont en général des hymnes composées pour être chantées en procession.
L’usage liturgique de Tibi laus perennis auctor est ainsi précisé dans le Pontifical dit de Poitiers du VIIIème siècle, qui est de fait probablement parisien :
“Après la solennelle bénédiction des fonts, l’évêque baptise un ou deux enfants et ordonne aux prêtres et aux diacres, si nécessaire, de baptiser les autres enfants. Entre temps, on chantera ce versus de Fortunat pour ceux qui doivent être baptisés”.
Curieusement, alors que la plupart des autres hymnes et versi de Fortunat eurent un grand succès un peu partout en Occident, le chant de cette hymne du baptême n’a été conservé que dans les manuscrits parisiens (ou de la sphère parisienne, comme ceux de l’abbaye royale de Saint-Denis). On sait que saint Fortunat avait des liens étroits avec le clergé de Paris et son évêque saint Germain, dont il loue le zèle pour le chant des offices de nuit comme de jour, dans une curieuse lettre versifiée Ad clerum Parisiensem. Il est possible que cette hymne ait été composée spécialement pour son ami le grand liturge saint Germain de Paris et qu’elle fut insérée dès le VIème siècle dans l’ancienne liturgie parisienne. Lorsque sous Charlemagne, Paris dû abandonner sa liturgie gallicane antique pour prendre le rit romain, ce fut l’une des pièces de l’ancien rit qui furent conservées dans l’usage de Paris. L’hymne ne fut plus chantée pendant le baptême lui-même, mais pendant la procession ramenant les néophytes du baptistère Saint-Jean-Le-Rond à la cathédrale Saint-Etienne puis, lorsque celle-ci fut démolie, à la cathédrale Notre-Dame de Paris toute proche.
Texte & traduction :
Tibi laus perennis, Auctor, Baptísmatis Sacrator, Qui sorte passionis Das præmium salútis. |
À toi la louange sans fin, Dieu créateur, Qui as institué le Sacrement du Baptême : Au jeu de la Passion, Tu nous gagnes le butin du Salut. |
Nox clara plus et alma Quam luna, sol et astra, Quæ luminum coronæ Reddis diem per umbram. |
Ô nuit plus claire et bienfaisante Que la lune, le soleil et les astres, C’est en passant par la ténèbre Que tu rends leur éclat aux lumières du ciel. |
Dulcis, sacrata, Blanda, Electa, pura, pulchra, Sudans honore mella, Rigans odore chrisma. |
Huile suave, sainte, douce Huile des élus, pure et belle, Tu distilles un baume doux comme le miel, Tu répands un parfum pénétrant. |
In qua Redémptor orbis De morte vivus exit : Et quos catena vinxit Sepultus ille solvit. |
Oint par toi, le Rédempteur du monde Est sorti vivant de la mort : Et ceux qu’une chaîne asservissait, Son sépulcre les a délivrés. |
Quam apéruit Christus Ad géntium salútem : Cujus salubri cura Redit novata plasma. |
[Huile] dont le Christ a ouvert le fleuve Au salut des nations, [Huile] salutaire dont le remède Donne un sang purifié. |
Accedite ergo digni Ad grátiam lavacri : Quo fonte recreati, Refúlgeatis, agni. |
Accourez donc, vous qui le pouvez, À la grâce du baptême : Re-créés par sa source, Agneaux, resplendissez de lumière. |
Hic gurges est, fideles, Purgans liquore mentes : Dum rore corpus sudat Peccáta tergit unda. |
C’est un torrent, fidèles, Qui lave les âmes de son eau : Tandis que le corps dégoutte de sa rosée, Le flot emporte les péchés. |
Gaudete candidati, Electa vasa regni : In morte consepulti, Christi fide renáti. Amen. |
Réjouissez-vous, dans vos vêtements blancs, Vases d’élection du Royaume : Ensevelis dans la mort avec Lui, Par votre Foi au Christ vous êtes nés de nouveau. Amen. |
Le chant de ce versus ad fontes est du VIIIème ton. Les différents manuscrits parisiens présentent toutefois plusieurs variantes de ce chant. Voici celle qui fut retenue par le musicologue Amédée Gastoué pour qu’elle fut réinsérée dans le nouveau propre de Paris publié en 1925 :
A titre de comparaison, voici la version retenue par Michel Huglo, fondée sur le Missel de Saint-Denis[3] (F-Pn lat. 1107) :
Enfin voici ce chant tel qu’il est noté[4] dans le Missel parisien (F-Pn lat. 1112) écrit pour l’usage des chanoines du chapitre de la cathédrale de Paris au XIIIème siècle & enluminé sous le règne de saint Louis :
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Notes
- Le pontifical dit de Poitiers n’est pas originaire de cette ville. Il s’agit probablement, comme l’a montré Michel Huglo, d’un livre ayant appartenu à l’abbaye de Saint-Pierre-des-Fossés, devenue par la suite Saint-Maur-des-Fossés, près de Paris. Cf. Michel Huglo, Bulletin codicologique, in Scriptorium, XXXV (1981), p. 62* n° 361.↵
- Le refrain du versus peut souvent être décomposé en deux parties qui sont reprises alternativement après chaque strophe, comme le Crux fidelis / Pange lingua du Vendredi Saint.↵
- Cf. Michel Huglo, Les versus de Venance Fortunat pour la procession du Samedi-saint à Notre-Dame de Paris, in Revue de Musicologie, T. 86, No. 1 (2000), à qui cet article doit beaucoup.↵
- Avec les Laudes carolingiennes – Christus vincit – dans la tradition de Paris.↵