Le retable fait son apparition à l’époque paléochrétienne, alors qu’il n’était qu’un simple gradin destiné à recevoir les objets liturgiques, et positionné à l’arrière de la table d’autel : son étymologie latine tabula de retro, “l’arrière de la table”, rappelle d’ailleurs cette fonction initiale. Rapidement, il acquiert une dimension décorative forte qui vient peu à peu se substituer à sa fonction pratique préalable : il devient au Moyen Age un véritable écran vertical qui se développe à l’arrière de la table d’autel. Composé de pierre ou de bois sculpté ou de matières précieuses, sa dimension ornementale est liée directement à sa fonction cultuelle, c’est-à-dire celle de mettre en exergue la présence divine (scènes de la vie du Christ principalement) ou la vie des saints : le rôle de l’image comme source d’enseignement en constitue alors un fondement. Élément central de la piété médiévale, le retable fait l’objet d’investissements esthétiques et artistiques considérables, et à la Renaissance, sa composition prend la forme d’une véritable architecture : son contenu narratif est mis en valeur par des colonnes et des entablements qui le distinguent du restant de sa structure générale couronnée par un fronton.
Le Concile de Trente : l’heure de gloire du retable
Ainsi que nous l’avons déjà vu, s’il condamne les images évoquant les dogmes erronés, le Concile de Trente n’en déclare pas moins qu’il faut rendre la vénération et l’honneur aux images du Christ et de tous les saints. Le retable se voit alors attribuer une fonction didactique de taille, à savoir celle d’enseigner la doctrine rappelée par le Concile de Trente. Son développement est donc considérable à partir de la seconde moitié du XVIème siècle, et le retable du chœur est même au centre du dispositif liturgique : d’après les instructions du Concile de Trente, le tabernacle doit être “placé dans un lieu très noble, un signe bien visible, bien décoré et permettant la prière”, c’est-à-dire, finalement, au centre du retable principal ! Ainsi, le retable doit magnifier le tabernacle, et son iconographie, exclusivement centrée sur les Évangiles, est porteuse d’une symbolique majeure puisqu’elle est en rapport direct avec l’usage liturgique du tabernacle. Quant à l’abondance décorative du retable, elle constitue toujours un hommage à Dieu.
A l’instar de saint François de Sales, saint Charles Borromée visita inlassablement les paroisses de son diocèse, il exhorta les prêtres et les paroissiens à les orner, voire à les reconstruire. Son ouvrage Instructionum fabricæ ecclésiasticæ et supellectilis ecclesiae : De la construction et de l’ameublement des églises devient alors la référence pour tous ceux qui entreprennent des travaux de reconstruction et d’embellissement.
Reconstruction des églises savoyardes
4 grands principes vont présider à ce mouvement de reconstruction :
Le bâtiment est isolé des autres pour marquer une distinction entre le profane et le sacré : élévation du plancher de l’église de quelques marches. Désormais le cimetière est clôturé.
La lumière doit pouvoir pénétrer dans l’édifice, des fenêtres sont donc percées, des coupoles viennent surmonter l’édifice et la dorure s’installe pour retenir cette lumière.
La taille de l’église doit permettre d’accueillir tous les paroissiens et on doit pouvoir permettre d’installer les autels des confréries. La hauteur de la nef induit le rapprochement avec Dieu. Des coupoles, comme à Notre-Dame-de-la-Vie à Saint-Martin de Belleville, sont ornées de fresques pour faire le lien avec le ciel, Dieu en son sommet, les anges et les saints. Le retable s’inscrit dans cette conception : il est à lui seul un véritable catéchisme, avec une conception rigoureuse et non une accumulation.
le baroque part de la synthèse : seul importe l’effet global, qui doit frapper au premier regard ; c’est au point que chaque détail, isolément, perd tout sons sens.
B. Teyssèdre.
Le lien entre le ciel et la terre est souligné par des éléments architecturaux comme les colonnes et le cheminement depuis l’entrée de l’édifice jusqu’à Dieu qui est représenté au sommet du retable, véritable chef d’œuvre sculptée.
La multiplication des retables est attestée dans le milieu rural savoyard aux XVIIème et XVIIIème siècles ; plus de la moitié de ses églises se sont vues agrémentées d’un retable monumental, preuve incontestée du renouveau des églises dans un contexte de la Contre-Réforme dans les Etats de Savoie.
En s’appuyant sur la Tradition, le concile de Trente légitime & exalte tous les instruments de médiation de la grâce du salut : les 7 sacrements, l’Eucharistie & la Présence réelle dans le sanctuaire, le culte des saints, le culte des reliques. Sous l’impulsion de ses évêques, l’application des directives du concile de Trente transforme le visage des églises de Savoie au point de ne laisser subsister que de rares témoins des périodes antérieures. Et si les nouveaux édifices présentent des variantes, partout se vérifie la mise en oeuvre d’un programme dont les Instructions sur la construction et l’ameublement des églises (1577) de Charles Borromée à l’usage de son diocèse de Milan constituent le modèle universel.
François de Sales voyait en cet ouvrage “le grand miroir de l’ordre pastoral”, ses directives du reste traduisent sa préoccupation de séparer l’édifice du culte de la vie profane, en le construisant à l’écart, en hauteur “comme une sorte d’île” pour “être tenu en plus grand respect”. La centralisation et l’unification spatiale qui va donner toute son importance à l’église paroissiale. A l’intérieur, le sanctuaire doit être séparé par une clôture et des marches de l’espace réservé aux fidèles. Cette délimitation rigoureuse des espaces, dont la tradition architecturale remonte aux premiers siècles de l’Eglise, divise l’église en deux parties : celle attribuée à la célébration des saints Mystères et donc réservée aux clercs, l’autre dévolue aux fidèles. Cette partition de l’espace sacré n’a rien de contradictoire avec la recherche d’un volume unifié. L’Eglise catholique romaine affirme l’unité de la foi comme sa structure hiérarchique reçue du Christ. De la mission qu’elle a reçu par le fameux “Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise” découle un principe de hiérarchie dans laquelle chacun possède une place bien précise. Cette structure hiérarchique se retrouve donc dans l’église paroissiale même dans les communautés les plus modestes.
Plusieurs types de plans architecturaux ont été adoptés dans les vallées de Savoie lors de la reconstruction des églises, selon diverses influences.
- Le plus simple consiste en une nef unique rythmée pas des piliers qui délimitent les travées et couverte de voûte d’arêtes. Le choeur plutôt profond est bien distinct de la nef, il se termine par un chevet plat destiné à accueillir le retable.
- La plupart des églises reprennent le plan basilical avec une nef flanquée de deux collatéraux plus étroits et plus bas.
- En Tarentaise et en Beaufortain s’est développée l’église-halle, laquelle réalise un effet d’unité spatiale par des nefs d’égale hauteur et des travées de plan carré entre les piliers.
- Un modèle plus romain inspire les église de Maurienne dont les chœurs avec coupole au dessus du maître-autel et du retable ne sont pas sans rappeler la coupole de Saint-Pierre.
- Un dernier modèle plus rares et en usage dans les sanctuaires mariaux présente un plan centré comme à Notre-Dame-de-Vie de Saint-Martin-de-Belleville (1632-1680) ou Notre-Dame-des-Vernette (1722-1727) à Pesey-Nancroix.
Quel que soit le plan adopté l’espace est clairement hiérarchisé : ainsi le fidèle est placé dans une trajectoire le menant du monde profane extérieur, à l’espace sacré intérieur où l’architecture, le décor et le mobilier rendent visible les étapes de la progression. Dès lors on comprend mieux l’importance donnée à la façade d’entrée des églises qui selon saint Charles Borromée doit concentrer les efforts de décor extérieur. Dans l’arc alpin, on retrouvera particulièrement sur cette façade des peintures murales qui prennent les apparences d’un retable. C’est l’Eglise qui introduit les fidèles aux saints mystères avec, au centre, la porte encadrée de colonnes ou de pilastres en pierre supportant un fronton brisé où a été placée dans une niche la statue du saint patron.
Dès que le fidèle pénètre dans l’église, il embrasse d’un regard un espace sacré qui est divisé entre la nef et sa chaire et le choeur séparé par quelques marches et le banc de communion. Au fond son regard est attiré par l’autel lui aussi surélevé de quelques marches et surmonté du retable qui abrite le tabernacle. L’ouverture du chœur est souvent marquée par la présence d’un Christ en croix en haut de l’arc triomphal ou poutre de gloire, selon des instructions de saint Charles Borromée.
La Présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, au tabernacle, est le point de convergence de tous les regard, grâce à la somptuosité du décor qui l’entoure et par sa position au centre du retable.
Les traités d’architecture de la Renaissance, qui s’inspirent des formes classiques l’Antiquité, ont joué un rôle fondamental dans l’élaboration des formes du retable, on peut identifier plusieurs types comme le scaenae frons ou mur du fond de la scène du théâtre antique, qui fut un lieu d’expérimentation pour les façades décoratives dans l’architecture romaine. Orné de colonnes, d’un entablement, de frontons, de niches, le scaenae frons présente en son centre une porte royale, monumentale flanquée de portes latérales. Le théâtre olympique conçu par Palladio à Vicence reprend ce schéma.
Un autre modèle se conjugue au précédent par l’affirmation d’un axe central : l’arc de triomphe. Lorsqu’il projette de plaquer sur la façade de l’église Saint André de Mantoue un arc de triomphe à l’antique, l’architecte Leon Battista Alberti renouvelle le principe et le sens de la façade qui devient le signe du passage vers une autre réalité tout autre. La formule du portique traduira cette idée de passage et d’élévation vers l’au delà.
Si la façade de l’église annonce le sanctuaire, le retable, lui, devient la porte du ciel. Il présente des étapes de l’histoire du Salut, et dans ses niches il propose aux fidèles les saints protecteurs comme intercesseurs. C’est le lieu du dévoilement et de la Révélation, ainsi s’opère la rencontre de Dieu avec les pêcheurs par la Sainte Communion.
Conservée dans certaines églises, une tenture (ou peinture murale) s’ouvre au dessus du retable, rappelant le voile du Saint des Saints de l’Ancien testament qui dissimulait l’Arche d’alliance dans la tente au désert et dans le Temple de Jérusalem. Ce lieu sacré était accessible au seul grand-prêtre qui pouvait y pénétrer une fois l’an. Selon Saint Paul, le Christ, par son sacrifice a ouvert une voie à travers le voile, donnant un accès au sanctuaire à toute l’humanité.
Le retable intègre une double dimension : horizontale comme aboutissement du cheminement terrestre du fidèle, et verticale comme une invitation à l’élévation spirituelle. La succession des marches pour atteindre le choeur et l’autel, l’étagement du soubassement, les colonnes, l’entablement à ressauts, les frontons brisées produisent cet effet ascensionnel dont saint François de Sales nous donne la clé à travers l’un de ses thèmes les plus chers que nous avons évoqué auparavant : l’échelle de Jacob. Seuil, porte, échelle au cœur d’une double trajectoire : Dieu invitant l’homme à venir à sa rencontre. Le retable représente l’Eglise elle-même. Les retables des autels majeurs adoptent aussi pour la plupart une division tripartite : verticalement, une travée centrale et deux travées latérales plus étroites séparées par des colonnes. Horizontalement, un soubassement, niveau principal et un niveau supérieur ou attique couronnant la travée centrale ; ceux des autels secondaires eux ne comportent qu’un travée.
La colonne torse, figure emblématique du baroque, revêt un ensemble de significations particulièrement riche. La spirale conservant sa forme malgré une croissance asymétrique est symbole de permanence, de l’équilibre entre les contraires et de la synthèse. Elle illustre le dialogue entre foi et raison dans l’histoire de la pensée catholique, mais aussi la volonté de l’Eglise de surmonter la profonde division du monde chrétien après la rupture de la réforme protestante.
A la question essentielle du pêché et l’angoisse du salut, la spiritualité de l’âge baroque répond par la dynamique de conversion envisagée comme une suite ininterrompue de transformations. “La conversion est sentie comme un mouvement : c’est le fait de se retourner sur soi-même en montant vers Dieu”. L’effet de puissance qui se dégage du retable, dans la monumentalité, la multiplication des colonnes, la puissance de l’entablement, révèle le caractère incontournable de l’institution ecclésiastique. Omniprésent dans les églises et les chapelles, le retable devient un élément familier des communautés paroissiales. Son modèle formel s’étend à la dévotion domestique avec les “boites à saints”, oratoires portatifs comportant une caisse avec une statue et deux volets où sont peintes des représentations de saints ; on les voit dans des niches, des oratoires au bords des chemins, dans les villages, les hameaux. Représentation majeure de la piété de l’époque, le retable s’impose comme un support de la dévotion.
Le Baroque savoyard
- 1ère partie : Le Baroque, un art issu de la Réforme catholique : sa diffusion dans les vallées de Savoie
- 2nde partie : Le rôle de la hiérarchie catholique dans la diffusion du baroque : saint François de Sales
- 3ème partie : Le retable
- 4ème partie : Un art au service de la dévotion
- 5ème partie : Sculpteurs et peintres, les artistes de Maurienne, Tarentaise et Beaufortain
- 6ème partie : Portraits de chapelles avant le concile de Trente
- 7ème partie : Portrait d’église, histoire de retable : Saint-Martin d’Hauteville-Gondon
- 8ème partie : Portrait d’église, histoire de retable : la Sainte-Trinité de Peisey-Nancroix
- 9ème partie : Portrait d’église, histoire de retable : Saint-Sigismond de Champagny-en-Vanoise
- 10ème partie : Portrait d’église, histoire de retable : Notre-Dame de l’Assomption à Valloire
- 11ème partie : Portrait d’église, histoire de retable : Notre-Dame de l’Assomption de Bramans
3 réflexions au sujet de “Le retable – Le baroque savoyard (3)”