La célébration de nos fêtes patronales – S. Eugène hier et S. Cécile aujourd’hui – a été marquée cette année par plusieurs rendez-vous musicaux, aussi bien dans le cadre de la liturgie qu’à l’extérieur, avec des pièces tant du répertoire classique que de la tradition médiévale. C’est que liturgie et musique entretiennent un lien étroit comme l’a rappelé Benoît XVI au Collège des Bernardins il y a deux ans. Je le cite : « De cette exigence capitale de parler avec Dieu et de le chanter avec les mots qu’il a lui-même donnés, est née la grande musique occidentale ». Sujet qui lui tient particulièrement et que la création de l’ancien maître de chœur de la Chapelle Sixtine comme cardinal vient souligner s’il en était besoin. Joseph Ratzinger s’est en effet souvent exprimé sur ce thème. Je ne désespère pas, d’ailleurs, de réunir ses différentes interventions sur le sujet dans un volume qui pourra être utile à tous ceux qui voudront œuvrer à la restauration d’une véritable liturgie, qui ne soit pas fabriquée mais reçue. C’est donc lui que je prendrai pour guide ce soir. Dans son discours des Bernardins, il continuait ainsi : « Ce n’était pas là l’œuvre d’une créativité personnelle, où l’individu, prenant comme critère essentiel la représentation de son propre moi, s’érige un monument à lui-même. Il s’agissait plutôt de reconnaître attentivement, avec les oreilles du cœur les lois constitutives de l’harmonie musicale de la création, les formes essentielles de la musique émise par le Créateur dans le monde et en l’homme, et d’inventer une musique digne de Dieu qui soit en même temps authentiquement digne de l’homme et qui proclame hautement cette dignité ».
C’est clair : pour Ratzinger, la musique est civilisatrice et cette musique dérive de la liturgie. Pourquoi dérive-t-elle de la liturgie et pourquoi la liturgie a-t-elle eu recours, dès l’Ancien Testament, à la musique ? S. Augustin répond en un mot que notre S. Cécile, amante du Christ, ne peut que confirmer : Cantare amantis est, « chanter est le fait de celui qui aime ». La liturgie étant une participation au dialogue trinitaire du Père et du Fils, elle ne peut donc qu’aspirer au chant. Les Pères de l’Église le justifieraient par le fait que le chant sacré a une origine christologique. « Quand l’Église primitive a fait siens les psaumes dans sa prière, elle les chante comme hymnes du Christ. Le Christ lui-même devient ainsi le chef de chœur qui nous apprend le chant nouveau, qui donne à l’Eglise le ton et la manière dont elle pourra louer adéquatement Dieu et s’unir à la liturgie céleste »1. Le chant liturgique nous rappelle ainsi que nos rites s’enracinent dans la parole de Dieu, dans la Révélation divine, dont ils véhiculent quelque chose de l’inspiration. Il nous rappelle aussi que « nous sommes ici-bas des étrangers et des voyageurs, à la recherche d’une patrie meilleure, celle du ciel » (Hb), la Jérusalem céleste, où des myriades d’anges chantent les noces éternelles de l’Epoux et de l’Epouse, du Christ et de l’Église. Cet enracinement de la liturgie dans l’Ecriture impose à la musique sacrée, au chant et aux instruments, d’évidentes contraintes : « Chanter avec sagesse, psallite sapienter, renvoie à un art où compte la parole, mais cette parole ne doit pas être comprise en un sens rationaliste superficiel et étroit où chaque mot serait à tout instant compréhensible. Il s’agit bien plutôt de ce que nous pouvons appeler, en nous référant à l’Église ancienne, une musique ‘conforme au Logos’ : le Dieu qui est Parole créatrice et porteuse de sens, dès les origines et jusque dans chaque vie, appelle un art qui se tienne sous le primat du Logos, qui intègre donc toute la diversité de l’être humain, à partir de ses forces vives morales et psychologiques les plus hautes, mais qui, de la sorte, arrache aussi l’esprit à son rationalisme et à son volontarisme étroit pour qu’il prenne place dans la symphonie de la Création »2. Autrement dit, en chantant dans la liturgie, l’homme découvre sa vocation première, celle qu’il tient de son être de créature, ou plus exactement, pour parler comme S. Thomas d’Aquin, de cette créature qui se situe à l’horizon du monde des sens et du monde de l’esprit. Cette créature rationnelle qui est appelée à ressaisir la louange muette de la Création dans un geste et une parole émerveillés, qui de soi appellent le chant et la musique des instruments, pour intégrer symboliquement le monde de la matière, geste et parole qui se dilatent à la mesure même de cette Création qui s’exprime par lui. En effet, « dans la rencontre de l’homme avec Dieu, la parole ne suffit plus : une part de lui-même s’éveille et se met à chanter. Il y associe la Création car son monde lui paraît trop étroit »3.
Ce mouvement d’action de grâce, qui s’exprime dans la liturgie, répond à l’incarnation du Verbe : « Quand la Parole, le Verbe, se fait musique, il y a bien passage aux sens, incarnation, annexion de forces en deçà et au-delà du rationnel, captage de l’harmonie cachée de la Création, révélation du chant qui sommeille au fond des choses. Mais alors, cette transformation en musique est aussi elle-même le tournant du mouvement : elle n’est pas seulement incarnation du Verbe, mais aussi spiritualisation de la chair, de la matière. Le bois et le cuivre deviennent son, l’inconscient et l’insoluble se muent en harmonie emplie d’ordre et de sens (…). L’incarnation au sens chrétien est toujours en même temps spiritualisation, et la spiritualisation chrétienne est incarnation dans le corps du Logos qui s’est fait homme »4.
Une musique sacrée ainsi conçue, lestée d’une dimension ontologique et d’une dimension théologale, ne peut se satisfaire de la médiocrité que voudrait lui imposer une pastorale utilitariste qui ne voit dans la musique qu’une manière d’animer les assemblées liturgiques. « Participation active », dans ce contexte, signifierait que tous doivent chanter toutes les parties de la liturgie, ce qui conduit bien évidemment à un effrayant nivellement par le bas dont celui qui vous parle ce soir est le premier à être conscient, pour ne pas dire qu’il en est aussi bien souvent l’acteur à son corps défendant ! Une telle conception de la musique liturgique signifie bien entendu la liquidation de toute formation d’élite, des schola en particulier. Joseph Ratzinger, dont le frère Georg a longtemps dirigé les Domspatzen de Regensburg, s’élève bien sûr contre cet abus lorsqu’il écrit : « Il est de fait que beaucoup de gens sont davantage capables de chanter avec le cœur qu’avec leur bouche, et leur cœur chante véritablement lorsqu’ils entendent le chant de ceux à qui il a été donné de chanter aussi avec la bouche. Si bien qu’en ces derniers, ils chantent en quelque sorte eux-mêmes, et ainsi écoute reconnaissante et chant des chanteurs deviennent ensemble une unique louange de Dieu »5. Merci, Très Saint Père, pour ceux qui chantent mal !
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