Quelques diocèses français conservèrent pieusement jusqu’à la Révolution (ou même jusqu’au début du XIXème siècle) le chant d’une litanie qui commence par l’invitation Dicamus omnes et dont la saveur antique du texte est indéniable (on y prie pour l’empereur et l’armée romaine) et qu’on peut remonter de ce fait au IVème.
Cette litanie est probablement l’un des rares reliefs de l’ancien rit des Gaules qui a échappé à la suppression décidée par Pépin le Bref et Charlemagne en faveur du rit romain. Elle est connue dans des formes similaires dans les rits voisins de l’ancien rit des Gaules :
- à Milan dans le rit ambrosien, où cette litanie est encore aujourd’hui chantée les dimanches de Carême pairs au début de la messe,
- en Irlande dans l’ancien rit celtique, où elle était chantée entre l’épître et l’évangile.
Du reste, le Missel de Stowe (Manuscrit Dublin, Royal Irish Academy, D ii 3, f° 16) datant de la fin du VIIIème siècle, le plus précieux témoin de l’ancienne liturgie celte d’Irlande, nous apprend le nom de l’auteur de cette litanie en l’appelant “Deprecatio Sancti Martini pro populo” – “Prière de saint Martin pour le peuple”. Cette importation d’une prière gallicane dans la liturgie celtique s’explique assez bien par les liens étroits entre le monachisme irlandais et le monachisme martinien.
L’attribution de cette prière litanique à saint Martin – l’Apôtre des Gaules, l’évêque de Tours et l’un des Pères du monachisme dans notre pays, né en Pannonie en 316, mort à Candes en Gaule le 8 novembre 397 – est parfaitement plausible : la saveur tout entière du texte nous ramène bien en effet “à l’époque où César régnait sur le monde”. Sans être un décalque strict des litanies diaconales orientales, byzantines en particulier, (en tout cas dans leur état actuel), la grande parenté des expressions usitées indique que le texte de la litanie de saint Martin est probablement une traduction et/ou une reformulation d’un modèle litanique originellement grec. La réponse du peuple est comme en Orient “Kyrie eleison”, l’acclamation est ici toutefois traduite en latin : “Domine miserere” (ou dans la version celtique du Missel de Stowe “Domine exaudi et miserere”.
Voici le chant noté de la litanie de saint Martin tiré du Processional de Laon (Processionale Laudunense) de Jean-François-Joseph de Rochechouart, évêque duc de Laon (1755) : il conserve encore en plein milieu du XVIIIème siècle toute la beauté de la cantilène diaconale primitive, en mode de mi (IIIème ton et son antique chant du Domine miserere, le Kyrie eleison en latin. La litanie de saint Martin, qui devait former la prière diaconale de l’antique rit des Gaules (et qui devait probablement être chantée au tout début de la messe, comme la grande ecténie de paix du rit byzantin, et les litanies des dimanches de Carême du rit ambrosien), a pu survivre aux suppressions carolingienne, intégrée désormais comme d’autres textes de l’ancienne liturgie des Gaules parmi les chants des rogations, processions tenues les trois jours qui précèdent l’Ascension. Ces prières des rogations, originaires de Vienne en Provence au Vème siècle, étaient un trait proprement gallican curieusement passé par la suite dans l’usage de Rome.
Voici le texte et la traduction de la litanie de saint Martin selon ce Processional de
Laon de 1755 :
V. Dicamus omnes, Domine, miserere. | V. Disons tous : Seigneur, aie pitié. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Ex toto corde, & ex tota mente, adoramus te. | V. De tout notre cœur, & de tout notre esprit, nous t’adorons. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro stabilissima pace, & prospera Imperii constitutione, supplicamus te. | V. Pour la paix la plus durable, & une situation prospère pour l’Empire, nous te supplions. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro Congregatione Catholica, quæ est in hoc loco constituta, invocamus te. | V. Pour l’Eglise Catholique, qui est établie en ce lieu, nous t’invoquons. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro imperatore nostro, & omni exercitu ejus, Rex regum. | V. Pour notre empereur, & pour toute son armée, Roi des rois. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro aëris temperie, & fructibus ac fœcunditate terræ, largitor bone. | V. Pour la salubrité de l’air et des fruits et pour la fécondité de la terre, bon dispensateur des biens. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro Civitate ista, & conservatione ejus, deprecamur te. | V. Pour cette cité et sa préservation, nous te prions |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro his qui infirmantur & diversis languoribus detinentur, sana eos. | V. Pour ceux qui son infirmes et ceux sont atteints de diverses maladies, guéris-les. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Pro remissione peccatorum, & emendatione eorum, invocamus te. | V. Pour la rémission des péchés, & leur correction, nous t’invoquons. |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
V. Exaudi nos, Deus, in omni oratione nostra, quia potens es. | V. Exauce-nous, Dieu, en toutes nos prières, car tu es puissant. |
V. Dicamus omnes : | V. Disons tous : |
℟. Domine, miserere. | ℟. Seigneur, aie pitié. |
Moyennant quelques modifications textuelles (voyez par exemple le texte employé dans ce livret PDF à l’offertoire), nous chantons à Saint-Eugène la litanie de saint Martin, en particulier pour la fête de saint Apôtres des Gaules, ou encore aux Rogations, ou encore en ce 11 novembre 2018 pour le centenaire de l’Armistice ayant mis fin à la boucherie de la Première Guerre mondiale, occasion s’il en est de prier ardemment “pour la paix la plus durable, & une situation prospère pour la France”.